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ESSAI SUR LA PEINTURE.

c’est une vérité purement spéculative. Mais si l’un de ces trois corps est l’astre qui nous éclaire pendant le jour ; l’autre, l’astre qui nous luit pendant la nuit ; et le troisième, le globe que nous habitons : tout à coup la vérité devient grande et belle.

Un poëte disait d’un autre poëte : Il n’ira pas loin ; il n’a pas le secret. Quel secret ? celui de présenter des objets d’un grand intérêt, des pères, des mères, des époux, des femmes, des enfants.

Je vois une haute montagne couverte d’une obscure, antique et profonde forêt. J’en vois, j’en entends descendre à grand bruit un torrent, dont les eaux vont se briser contre les pointes escarpées d’un rocher. Le soleil penche à son couchant ; il transforme en autant de diamants les gouttes d’eau qui pendent attachées aux extrémités inégales des pierres. Cependant les eaux, après avoir franchi les obstacles qui les retardaient, vont se rassembler dans un vaste et large canal qui les conduit à une certaine distance vers une machine. C’est là que, sous des masses énormes, se broie et se prépare la subsistance la plus générale de l’homme. J’entrevois la machine, j’entrevois ses roues que l’écume des eaux blanchit ; j’entrevois, au travers de quelques saules, le haut de la chaumière du propriétaire : je rentre en moi-même, et je rêve.

Sans doute la forêt qui me ramène à l’origine du monde est une belle chose ; sans doute ce rocher, image de la constance et de la durée, est une belle chose ; sans doute ces gouttes d’eau transformées par les rayons du soleil, brisées et décomposées en autant de diamants étincelants et liquides, sont une belle chose ; sans doute le bruit, le fracas d’un torrent qui brise le vaste silence de la montagne et de sa solitude, et porte à mon âme une secousse violente, une terreur secrète, est une belle chose !

Mais ces saules, cette chaumière, ces animaux qui paissent aux environs ; tout ce spectacle d’utilité n’ajoute-t-il rien à mon plaisir ? Et quelle différence encore de la sensation de l’homme ordinaire à celle du philosophe ! C’est lui qui réfléchit et qui voit, dans l’arbre de la forêt, le mât qui doit un jour opposer sa tête altière à la tempête et aux vents ; dans les entrailles de la montagne, le métal brut qui bouillonnera un jour au fond