Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/111

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— Vous ne savez pas, l’abbé, combien vous êtes un mauvais plaisant… »

L’espace compris entre les rochers au torrent, la chaussée rocailleuse et les montagnes de la gauche formaient un lac sur les bords duquel nous nous promenions ; c’est de là que nous contemplions toute cette scène merveilleuse ; cependant il s’était élevé, vers la partie du ciel qu’on apercevait entre la touffe d’arbres de la partie rocailleuse et les rochers aux deux pêcheurs, un nuage léger que le vent promenait à son gré… Lors me tournant vers l’abbé :

« En bonne foi, lui dis-je, croyez-vous qu’un artiste intelligent eût pu se dispenser de placer ce nuage précisément où il est ? ne voyez-vous pas qu’il établit pour nos yeux un nouveau plan ; qu’il annonce un espace en deçà et au delà ; qu’il recule le ciel, et qu’il fait avancer les autres objets ? Vernet aurait senti tout cela. Les autres, en obscurcissant leurs ciels de nuages, ne songent qu’à en rompre la monotonie. Vernet veut que les siens aient le mouvement et la magie de celui que nous voyons.

— Vous avez beau dire Vernet, Vernet, je ne quitterai point la nature pour courir après son image. Quelque sublime que soit l’homme, ce n’est pas Dieu.

— D’accord ; mais, si vous aviez un peu plus fréquenté l’artiste, il vous aurait peut-être appris à voir dans la nature ce que vous n’y voyez pas. Combien de choses vous y trouveriez à reprendre ! Combien l’art en supprimerait, qui gâtent l’ensemble et nuisent à l’effet ; combien il en rapprocherait, qui doubleraient notre enchantement !

— Quoi ! sérieusement vous croyez que Vernet aurait mieux à faire que d’être le copiste rigoureux de cette scène ?

— Je le crois.

— Dites-moi donc comment il s’y prendrait pour l’embellir.

— Je l’ignore, et si je le savais je serais plus grand poëte et plus grand peintre que lui ; mais, si Vernet vous eût appris à mieux voir la nature, la nature, de son côté, vous eût appris à bien voir Vernet.

— Mais Vernet ne sera toujours que Vernet, un homme.

— Et, par cette raison, d’autant plus étonnant, et son ouvrage d’autant plus digne d’admiration ; c’est sans contredit une grande chose que cet univers ; mais, quand je le compare