Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/112

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avec l’énergie de la cause productrice, si j’avais à m’émerveiller, c’est que son œuvre ne soit pas plus belle et plus parfaite encore. C’est tout le contraire, lorsque je pense à la faiblesse de l’homme, à ses pauvres moyens, aux embarras et à la courte durée de sa vie, et à certaines choses qu’il a entreprises et exécutées. L’abbé, pourrait-on vous faire une question ? c’est : d’une montagne dont le sommet paraît toucher et soutenir le ciel, et d’une pyramide seulement de quelques lieues de base, dont la cime finirait dans les nues ; laquelle vous frapperait le plus ? Vous hésitez. C’est la pyramide, mon cher abbé ; et la raison, c’est que rien n’étonne de la part de Dieu, auteur de la montagne, et que la pyramide est un phénomène incroyable de la part de l’homme. »

Toute cette conversation se faisait d’une manière fort interrompue. La beauté du site nous tenait alternativement suspendus d’admiration. Je parlais sans trop m’entendre ; j’étais écouté avec la même distraction. D’ailleurs, les jeunes disciples de l’abbé couraient de droite et de gauche, gravissaient sur les rochers, et leur instituteur craignait toujours, ou qu’ils ne s’égarassent, ou qu’ils ne se précipitassent, ou qu’ils n’allassent se noyer dans l’étang. Son avis était de les laisser la prochaine fois à la maison ; mais ce n’était pas le mien.

J’inclinais à demeurer dans cet endroit, et à y passer le reste de la journée ; mais l’abbé m’assurant que la contrée était assez riche en pareils sites pour que nous pussions mettre un peu moins d’économie dans nos plaisirs, je me laissai conduire ailleurs ; mais ce ne fut pas sans retourner la tête de temps en temps.

Les enfants précédaient leur instituteur, et moi je fermais la marche. Nous allions par des sentiers étroits et tortueux, et je m’en plaignais un peu à l’abbé ; mais lui, se retournant, s’arrêtant subitement devant moi, et me regardant en face, me dit avec exclamation :

« Monsieur, l’ouvrage de l’homme est quelquefois plus admirable que l’ouvrage d’un Dieu ?

— Monsieur l’abbé, lui répondis-je, avez-vous vu l’Antinoüs, la Vénus de Médicis, la Vénus aux Belles-Fesses, et quelques autres antiques ?

— Oui.