Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/111

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moi ; cela me fait pourtant grand plaisir, et vous ne l’ignorez pas. Vous l’avez donc embrassée, cette chère sœur ! Combien vous avez eu de plaisir ! Comme le cœur vous a palpité à toutes deux ! Comme Morphyse vous examinait ! Comme elle en était jalouse ! Comme elle en aura redoublé de froid pour l’une et d’humeur pour l’autre ! Comme elle me venge actuellement de la froideur des deux ou trois premières lettres que je vais recevoir !

Je vous promets que cela n’est pas trop aisé de rompre son caractère, et de se faire petit, petit, petit, pour être de niveau avec les autres, leur persuader qu’ils ont autant d’esprit qu’un homme à qui l’on en accorde, et les mettre bien à leur aise.

C’est d’une goutte-sereine que Grimm est menacé ; et d’avance je vous préviens que son bâton et son chien sont tout prêts.

L’affaire de l’abbéé Raynal est au diable[1] Ils se moquent de moi, et ils me soutiennent tous que l’abbé Raynal ne m’a rien promis. Je n’ai pas été trop attrapé ; car je n’y comptais pas trop. Avec un peu plus de loisir, j’aurais peut-être fait beaucoup de châteaux en Espagne que je n’aurais pas vus s’évanouir sans peine. Voilà un des grands bonheurs de l’homme occupé : l’espérance le leurre moins, le présent l’occupe trop pour qu’il se fatigue les yeux à regarder à perte de vue dans l’avenir. Il n’y a ni lieu, ni temps, ni espace pour celui qui médite profondément. Cent mille ans de méditations comme cent mille ans de sommeil n’auraient duré pour nous qu’un instant, sans la lassitude qui nous instruit à peu près de la longueur de la contention.

Adieu, ma bonne amie ; je vous embrasse de toute mon âme. Comme nos journées passent à présent rapidement ! Chère amie, dispensez-moi de dater ; mais comptez que je vous écris tous les dimanches et tous les jeudis sans manquer.

  1. Voir précédemment, p. 84.