Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/13

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moi. Je l’ai prié très-instamment, par un petit billet, de rester où il était ; que je n’avais que faire de lui avant deux ou trois heures. J’emploierai la moitié de ce temps à écrire à mon amie ; et quand je lui aurai rendu compte de toutes mes heures, j’emploierai celles qui me resteront à rêver avec elle ; je la chercherai dans le salon, je me placerai à côté d’elle, je la serrerai. Auparavant, je l’aurai longtemps regardée sans qu’elle m’ait vu, sans que personne me gênât ; car je me suppose invisible.

Je me suis fait une physionomie de l’abbé Marin tout à fait singulière. Je veux qu’il ait la tête ronde, un peu chauve sur le haut ; le front assez étendu, mais peu haut  ; les yeux petits, mais ardents ; les joues un peu ridées, mais vermeilles ; la bouche grande, mais riante ; presque point de menton, guère de cou, le corps rondelet, les épaules larges, les cuisses grosses, les jambes courtes. Je vous entends tous jaser. Je vous vois tous selon vos attitudes favorites ; je vous peindrais, si j’en avais le temps ; mon amie serait droite, derrière le fauteuil de sa mère, en face de sa sœur, avec ses lunettes sur le nez. Elle parlerait ; sa sœur, la tête appuyée sur sa main, et son coude posé sur la table, l’écouterait en faisant les petits yeux. L’abbé serait assis, les mains posées sur les genoux, mal à son aise ; car la chaise est haute, et ses pieds touchent à peine au parquet ; mais il ne restera pas longtemps dans cette contrainte, car je présume que l’abbé aime ses aises. Et votre conversation, est-ce que je ne la ferais pas ? Est-ce que je ne ferais pas parler chacun selon le caractère que je lui connais, et l’abbé selon celui que je lui prête ? Que je suis aise ! Damilaville ne vient point, et j’aurai encore le temps de tourner la page et de la remplir. J’en remplirais vraiment bien une douzaine d’autres, si je me mettais à répondre à vos deux dernières lettres, et à vous rendre vos dernières conversations. Nous avons eu ici un homme bien connu : c’est Dieskau, dont je crois vous avoir parlé quelquefois. Cet homme a commandé longtemps en Canada, et avec honneur. Il est criblé de blessures. Malgré les indispositions qui l’affligent et l’affligeront toute sa vie, il est gai. Ç’a été un ami intime du fameux maréchal de Saxe. Nous avons eu un jeune marin, très-expérimenté, appelé M. Marchais. La première fois je vous dirai tout ce que j’ai retenu de leurs conversations. Le père Hoop est enfourné dans la lecture de l’histoire de ses bons amis les