Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/152

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protège pas contre les attaques de la méchanceté et le soupçon d’un crime incertain, entre l’homme de bien et le scélérat ? Rien ne parle donc plus en faveur de l’un ; rien ne dépose donc plus contre l’autre ? Ils sont donc également abandonnés au sort ? Il me semble que c’était le lieu de plaider la cause de l’honneur et de la vertu reconnus, de dire aux juges : Lorsqu’on lit la malheureuse histoire de Calas, lorsqu’on voit un père dans la décrépitude, arraché du sein de la famille où il vivait aimé, honoré, tranquille, et où il se promettait de mourir, conduit sur un échafaud par des ouï-dire, il n’est personne qui ne frémisse d’horreur sur ce que l’avenir obscur peut lui destiner. L’homme de bien ne voit rien en lui qui le protège contre les événements. Après la mort de Calas, il voit avec douleur que sa conduite passée s’adressait vainement aux lois. Rassurez, messieurs, les gens de bien ; encouragez les hommes à la vertu, en leur montrant le poids que vous y attachez. Si un méchant accusé est à moitié convaincu devant vous par ses actions passées, pourquoi l’homme de bien ne serait-il pas à moitié absous par les siennes ?

Le second, c’est la mort de Calas. Si cet homme a tué son fils de crainte qu’il ne changeât de religion, c’est un fanatique ; c’est un des fanatiques les plus violents qu’il soit possible d’imaginer. Il croit en Dieu, il aime sa religion plus que sa vie, plus que la vie de son fils ; il aime mieux son fils mort qu’apostat : il faut donc regarder son crime comme une action héroïque, son fils comme un holocauste qu’il immole à son Dieu. Quel doit donc être son discours, et quel a été le discours des autres fanatiques ? Le voilà : « Oui, j’ai tué mon fils ; oui, messieurs, si c’était à recommencer, je le tuerais encore : j’ai mieux aimé plonger ma main dans son sang que de l’entendre renier son culte ; si c’est un crime, je l’ai commis, qu’on me traîne au supplice. » Au contraire, Calas proteste de son innocence : il prend Dieu à témoin ; il regarde sa mort comme le châtiment de quelque faute inconnue et secrète ; il veut être jugé de son Dieu aussi sévèrement qu’il l’a été des hommes, s’il est coupable du crime dont il est accusé. Il appelle la mort donnée à son fils un crime ; il attend ses juges au grand tribunal pour les y confondre. S’il est coupable, il ment à la face du ciel et de la terre : il ment au dernier moment ; il se condamne lui-même à des peines éternelles : il est