Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/161

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que le système des deux principes, l’un bienfaisant, l’autre malfaisant, système qui a été si généralement répandu sur la terre, n’est pas aussi extravagant qu’on le dit en Sorbonne ; c’est qu’il faut en passer par là, ou croire au Jupiter d’Homère qui a renfermé dans deux tonneaux tous les biens et tous les maux de la vie dont il forme une pluie mêlée qui tombe sans cesse sur la tête des pauvres mortels, dont les uns un peu plus ou un peu moins mouillés de mal ou de bien que les autres, mais qui tous arrivent au dernier gîte presque également trempés. Si la vie n’allait pas ainsi, qui est-ce qui pourrait se résoudre à la quitter ? Si c’était un fil de bonheur pur et sans mélange, qui est-ce qui voudrait l’exposer pour sa patrie, la sacrifier pour son père, sa mère, sa femme, ses enfants, son ami, sa maîtresse ? Personne. Les hommes ne seraient qu’un vil troupeau d’êtres heureux ; plus d’actions héroïques. Ils vivraient ivres, et mourraient enragés. Voilà, mon amie, un préambule honnêtement long ; c’est qu’il faut que tout, jusqu’à cette lettre, ait le caractère des choses d’ici-bas.

Depuis le bienfait de l’impératrice, si vous en exceptez quelques moments doux que vous savez, tout le reste n’a été qu’ennuis, déplaisances ou chagrins. Ce sont des bonnes amies qu’on faisait raffoler et sécher sur pied ; et quand ces bonnes amies-là ne sont pas heureuses, il faut aussi que je souffre. Ce sont les embarras de leur déménagement, qui m’a fait trembler pour leur santé : croyez-vous que tandis qu’elles se brisaient les reins à faire des paquets, à les porter, à les arranger, et qu’elles avalaient de la poussière, moi je fusse à mon aise ? C’est un départ qui me sépare d’elles, Dieu sait pour combien de temps, et qui me laisse désolé. C’est, depuis que je ne les ai plus, un enchaînement d’événements qui finiront par me chasser, sinon de Paris, du moins de la société. Vous savez que M. Tronchin avait été appelé en poste à Lyon pour la maladie de son associé, et que mes seize mille livres[1] étaient restées entre les mains de M. Colin de Saint-Marc. D’abord, il est inouï combien ma sécurité, bien ou mal fondée là-dessus, m’a attiré de petites querelles domestiques. J’en étais là, lorsque je reçois de M. Tronchin une lettre pour M. de Saint-Marc. Je la garde

  1. Provenant de la vente de sa bibliothèque à l’impératrice Catherine II.