Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/17

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui ne sait rien de cela, l’aperçoit à ses côtés, le reconnaît, et lui crie : « Eh ! mon prince, que faites-vous là ? mes grenadiers, qui sont à vingt pas, vont faire feu. — Monsieur, lui répond le jeune prince, j’ai entendu votre nom, et je suis accouru pour empêcher ces gens-là de vous massacrer. » Tandis qu’ils se parlaient, les deux troupes entre lesquelles ils étaient font feu en même temps. M. de Ségur en est quitte pour deux coups de sabre, et il reste prisonnier du jeune prince, qui cependant a été obligé de se retirer, et deux jours après de lever le siège de Wesel. Ne serez-vous pas étonnée de la générosité de ces deux hommes, dont l’un ne voit que le péril de l’autre, et qui s’oublient si bien que c’est un prodige qu’ils n’aient pas été tués au même moment ? On avait raconté ce fait à Grimm ; il ne le croyait guère, mais il lui a été confirmé par Mme de Ségur même, qu’il trouva, il y a quelques jours, chez Mme Geoffrin. Ainsi point de doute encore sur celui-ci.

Non, chère amie, la nature ne nous a pas faits méchants ; c’est la mauvaise éducation, le mauvais exemple, la mauvaise législation qui nous corrompent. Si c’est là une erreur, du moins je suis bien aise de la trouver au fond de mon cœur, et je serais bien fâché que l’expérience ou la réflexion me détrompât jamais ; que deviendrais-je ? Il faudrait, ou vivre seul, ou se croire sans cesse entouré de méchants ; ni l’un ni l’autre ne me convient.

Le procédé généreux du général anglais, celui des deux soldats, celui de M. de Ségur et du jeune prince héréditaire, s’amenèrent l’un par l’autre. On demanda lequel des deux, de M. de Ségur et du prince héréditaire, s’était montré le plus généreux. Belle question à discuter entre Uranie et sa sœur ! Le baron de Dieskau, continuant toujours son récit, dit qu’à peine le général Johnson et lui avaient été pansés que les chefs des sauvages iroquois entrèrent dans leur tente. Il y eut entre eux et Johnson une conversation fort vive. Le baron de Dieskau, qui ignorait la langue iroquoise, n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais il voyait aux gestes qu’il s’agissait de lui, et que les sauvages demandaient à l’Anglais quelque chose qu’il leur refusait. Les sauvages se retirèrent mécontents, et le baron de Dieskau demanda à Johnson ce que les sauvages voulaient. « By God ! lui répondit Johnson, ce qu’ils veulent ! venger sur vous la mort de trois ou quatre de leurs chefs, qui