Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/203

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de madame votre mère à ne pas faire trois déménagements. Son projet était de me mener dîner chez M. Duval, mais c’était jour de synagogue ; Grimm était venu de la Briche pour conférer avec moi sur la manière dont il userait de mes papiers ; d’ailleurs il n’était guère possible de faire durer plus longtemps une éclipse qu’on ne cessait de lui reprocher. Ce fut ce jour-là que nous allâmes en corps entendre le Pantalone[1] La Baronne nous prit, Grimm, M. de Sevelinges et moi, dans son carrosse ; les autres suivirent en fiacre. Grimm lui fit quelques compliments sur la conquête de l’abbé Coyer. Il est vrai qu’elle avait été exposée pendant toute la soirée à sa galanterie, qu’elle appelait du miel de Narbonne gâté.

Dussé-je causer à Mlle Mélanie les regrets les plus offensants pour vous toutes, je ne puis m’empêcher de vous dire que je ne crois pas que la musique m’ait jamais procuré une pareille ivresse. Imaginez un instrument immense pour la variété des tons, qui a toutes sortes de caractères, des petits sons faibles et fugitifs comme le luth lorsqu’il est pincé avec la dernière délicatesse ; des basses les plus fortes et les plus harmonieuses, et une tête de musicien meublée de chants propres à toutes sortes d’affections d’âme, tantôt grands, nobles et majestueux, un moment après doux, pathétiques et tendres, faisant succéder avec un art incompréhensible la délicatesse à la force, la gaieté à la mélancolie, le sauvage, l’extraordinaire à la simplicité, à la finesse, à la grâce, à tous les caractères rendus aussi piquants qu’ils peuvent l’être par leur contraste subit. Je ne sais comment cet homme réussissait à lier tant d’idées disparates ; mais il est certain qu’elles étaient liées, et que vingt fois, en l’écoutant, cette histoire ou ce conte du musicien de l’antiquité qui faisait passer à discrétion ses auditeurs de la fureur à la joie, et de la joie à la fureur, me revint à l’esprit et me parut croyable. Je vous jure, mon amie, que je n’exagère point quand je vous dis que je me suis senti frémir et changer de visage ; que j’ai vu les visages des autres changer comme le mien, et que je n’aurais pas douté qu’ils n’eussent éprouvé le même frémissement quand ils ne l’auraient pas avoué. Ajoutez à cela la main

  1. Voir sur cet instrument et sur l’artiste qui en jouait la Correspondance de Grimm (1er janvier 1766).