Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/204

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la plus légère, l’exécution la plus brillante et la plus précieuse, l’harmonie la plus pure et la plus sévère, et de la part de cet Osbruck une âme douce et sensible, une tête chaude, enthousiaste, qui s’allume, qui se perd, qui s’oublie si parfaitement qu’à la fin d’un morceau il a l’air effaré d’un homme qui revient d’un rêve. Si cet homme n’était pas né robuste, son instrument et son talent le tueraient. Oh ! pour le coup je suis sûr qu’avec des cordes de boyau et de soie, des sons, et deux petits bâtons, on peut faire de nous tout ce qu’on veut.

À notre retour nous trouvâmes Suard tout seul devant le feu, enfoncé dans la plus profonde mélancolie. Il était resté, et vous en devinez la raison de reste. Vingt fois le petit salon où nous étions retentit d’exclamations ; nous n’avions pas la force de causer en revenant ; seulement de temps en temps, nous nous écriions encore : « Ma foi, cela était beau ! Quel instrument ! quelle musique ! quel homme ! » comme au retour d’une tragédie où l’âme violemment agitée conserve encore l’impression qu’elle a reçue ; revenus chez le Baron, nous restâmes tous assis sans mot dire ; nos âmes n’étaient pas remises des secousses qu’elles avaient éprouvées, et nous ne pouvions ni penser ni parler. Voilà l’effet, selon Grimm, que les arts doivent produire, ou ne pas s’en mêler.

Je crains bien que le goût que j’ai pris pour la solitude ne soit plus durable que je ne croyais. J’ai passé le vendredi, le samedi, les deux fêtes et le mardi sans sortir de la robe de chambre. J’ai lu, j’ai rêvé, j’ai écrit, j’ai nigaudé en famille ; c’est un plaisir que j’ai trouvé fort doux. Aujourd’hui mercredi, je suis sorti pour aller chez M. Dumont chercher l’ouvrage dont il s’était chargé pour moi. J’en suis satisfait. Au sortir de là, ne sachant que devenir, je me suis fait conduire chez un galant homme que je ne vous nommerai pas, parce que je vais vous conter son histoire. Belle matière à causerie pour les vordes.

Une femme de votre connaissance, jeune tout à fait, mais tout à fait douce, honnête, aimable, c’est du moins ainsi que vous m’en avez parlé toutes, car pour moi je ne la connais presque point, est exposée par son état à se trouver sans cesse à côté d’un homme à peu près de son âge, froid de caractère, mais rempli de qualités très-estimables ; de la sagesse, du jugement, de l’esprit, des connaissances, de l’équité, de la sensibi-