Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/448

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ces considérations, ou vous les négligez ; vous me prenez pour un imbécile, ou vous en êtes un ; mais vous n’êtes point un imbécile. L’on doit n’exiger jamais d’un autre ce que vous ne feriez pas pour lui, ou soumettez-vous à des soupçons de finesse ou d’injustice. Je vois les projets des hommes, et je m’y prête souvent, sans daigner les désabuser sur la stupidité qu’ils me supposent. Il suffit que j’aperçoive dans leur objet une grande utilité pour eux, assez peu d’inconvénient pour moi. Ce n’est pas moi qui suis une bête, toutes les fois qu’on me prend pour tel.

Aux yeux du peuple, votre morale est détestable ; c’est de la petite morale, moitié vraie, moitié fausse, moitié étroite aux yeux du philosophe. Si j’étais un homme à sermons et à messes, je vous dirais : ma vertu ne détruit point mes passions ; elle les tempère seulement, et les empêche de franchir les lois de la droite raison. Je connais tous les avantages prétendus d’un sophisme et d’un mauvais procédé, d’un sophisme bien délicat, d’un procédé bien obscur, bien ténébreux ; mais je trouve en moi une égale répugnance à mal raisonner et à mal faire. Je suis entre deux puissances dont l’une me montre le bien et l’autre m’incline vers le mal. Il faut prendre parti. Dans les commencements le moment du combat est cruel, mais la peine s’affaiblit avec le temps ; il en vient un où le sacrifice de la passion ne coûte plus rien ; je puis même assurer par expérience qu’il est doux : on en prend à ses propres yeux tant de grandeur et de dignité ! La vertu est une maîtresse à laquelle on s’attache autant par ce qu’on fait pour elle que par les charmes qu’on lui croit. Malheur à vous si la pratique du bien ne vous est pas assez familière, et si vous n’êtes pas assez en fonds de bonnes actions pour en être vain, pour vous en complimenter sans cesse, pour vous enivrer de cette vapeur et pour en être fanatique.

Nous recevons, dites-vous, la vertu comme le malade reçoit un remède, auquel il préférerait, s’il en était cru, toute autre chose qui flatterait son appétit. Cela est vrai d’un malade insensé : malgré cela, si ce malade avait eu le mérite de découvrir lui-même sa maladie ; celui d’en avoir trouvé, préparé le remède, croyez-vous qu’il balançât à le prendre, quelque amer qu’il fût, et qu’il ne se fit pas un honneur de sa pénétration et