Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/449

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de son courage ? Qu’est-ce qu’un homme vertueux ? C’est un homme vain de cette espèce de vanité, et rien de plus. Tout ce que nous faisons, c’est pour nous : nous avons l’air de nous sacrifier, lorsque nous ne faisons que nous satisfaire. Reste à savoir si nous donnerons le nom de sages ou d’insensés à ceux qui se sont fait une manière d’être heureux aussi bizarre en apparence que celle de s’immoler. Pourquoi les appellerions-nous insensés, puisqu’ils sont heureux, et que leur bonheur est si conforme au bonheur des autres ? Certainement ils sont heureux ; car, quoiqu’il leur en coûte, ils sont toujours ce qui leur coûte le moins. Mais si vous voulez bien peser les avantages qu’ils se procurent, et surtout les inconvénients qu’ils évitent, vous aurez bien de la peine à prouver qu’ils sont déraisonnables. Si jamais vous l’entreprenez, n’oubliez pas d’apprécier la considération des autres et celle de soi-même tout ce qu’elles valent : n’oubliez pas non plus qu’une mauvaise action n’est jamais impunie ; je dis jamais, parce que la première que l’on commet dispose à une seconde, celle-ci à une troisième, et que c’est ainsi qu’on s’avance peu à peu vers le mépris de ses semblables, le plus grand de tous les maux. Déshonoré dans une société, dira-t-on, je passerai dans une autre où je saurai bien me procurer les honneurs de la vertu : erreur. Est-ce qu’on cesse d’être méchant à volonté ? Après s’être rendu tel, ne s’agit-il que d’aller à cent lieues pour être bon, ou que de s’être dit : je veux l’être ? Le pli est pris, il faut que l’étoffe le garde.

C’est ici, mon cher, que je vais quitter le ton de prédicateur pour prendre, si je peux, celui de philosophe. Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu’il n’y a point et qu’il ne peut y avoir d’êtres libres ; que nous ne sommes que ce qui convient à l’ordre général, à l’organisation, à l’éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement. On ne conçoit non plus qu’un être agisse sans motif, qu’un des bras d’une balance agisse sans l’action d’un poids, et le motif nous est toujours extérieur, étranger, attaché ou par une nature ou par une cause quelconque, qui n’est pas nous. Ce qui nous trompe, c’est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l’habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le