Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/479

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tateurs n’est-elle pas particulière au christianisme ? Adieu, grand frère, portez-vous bien, conservez-vous pour vos amis, pour la philosophie, pour les lettres, pour l’honneur de la nation qui n’a plus que vous, et pour le bien de l’humanité à laquelle vous êtes plus essentiel que cinq cents monarques fondus ensemble !

Damilaville m’a communiqué vos remarques sur Cinna. Le rival de Corneille devenu son commentateur ! Mais laissons cela ; votre motif est trop honnête pour oser vous gronder. Au demeurant, toutes vos critiques sont justes. Je vous trouve seulement bien plus d’indulgence que je n’en aurais ; cela vient sans doute de ce que la difficulté de l’art vous est mieux connue. Convenez que c’est un homme bien extraordinaire que Shakespeare[1]. Il n’y a pas une de ces scènes dont avec un peu de talent on ne fît une grande chose. Est-ce qu’une tragédie ne commencerait pas bien par deux sénateurs qui reprocheraient à un peuple avili les applaudissements qu’il vient de prodiguer à son tyran ? Et puis quelle rapidité et quel nombre ! Adieu, encore une fois. M. Thiriot, votre ami et le nôtre, vous aura dit combien je vous suis attaché, combien je vous admire et vous respecte. N’en rabattez pas un mot, s’il vous plaît. Quelque temps avant son départ, nous bûmes à votre convalescence ; buvez ensemble à notre santé.

Ah ! grand frère, vous ne savez pas combien ces gueux qui, faisant sans cesse le mal, se sont imaginé qu’il était réservé à eux seuls de faire le bien, souffrent de vous voir l’ami des hommes, le père des orphelins, et le défenseur des opprimés. Continuez de faire de grands ouvrages et de bonnes œuvres et qu’ils en crèvent de dépit. Adieu, sublime, honnête et cher Anté-christ.

  1. La Correspondance de Métra, qui n’est certes pas suspecte de partialité en faveur de Diderot, rapporte (2e édition, 1787, t. VI, p. 425), une conversation de Voltaire avec le philosophe dans laquelle celui-ci reprit sa comparaison fameuse entre Shakespeare et le saint Christophe de Notre-Dame, œuvre d’un maçon, mais dont les jambes laissent passer les hommes les plus grands. « Cette réponse vous paraît, sans doute, vigoureuse et pleine de sens, ajoute Métra. Aussi Voltaire ne fut-il pas excessivement content de Diderot. » Il était, en effet, le seul de ses contemporains qui osât lui tenir tête sur cette question irritante.