Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/492

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nouvelle de sa bienveillance, et que cette grâce n’est pas moins approuvée des honnêtes gens que la première ; mais il ne l’est pas moins que je n’y ai pas été aussi sensible que je l’aurais été dans un autre temps et dans d’autres circonstances. Si j’ai dit à nos amis que vous m’écriviez de la déraison, ce n’est pas dans le dessein de vous desservir ; c’est la suite de la conversation, et d’une effusion d’âme qui entraîne ces sortes d’indiscrétions ; c’est qu’on est porté naturellement à croire que ceux qui nous écoutent y mettent encore moins d’importance que nous. Mon ami, je pense que l’Amour est un maître sauvage et cruel. Qu’il soit impossible d’allier plus de raison avec tant de passion que vous le faites, c’est ce que je n’avouerai jamais. J’ai été quelquefois dans votre position ; je trouvais bien dans ma tête les mêmes sophismes que vous, je me les proposais à moi-même et aux autres, comme vous faites ; mais je ne pouvais m’empêcher d’en sentir le faux et d’en rire ; ce qui me dépite, c’est que vous donniez sérieusement dans toutes ces subtilités qui n’ont besoin que d’être traduites en d’autres termes pour devenir d’un ridicule comique. Mon ami, lisez Térence, Plaute, Molière, Regnard et les autres ; vous y trouverez les amants aussi bons raisonneurs que vous. Ce qui me déplaît, c’est cet état, mi-parti de raison et de folie ; c’est son incompatibilité avec le bonheur. Je n’y aurais trouvé qu’un remède quand j’étais jeune : c’était d’avouer la chose telle comme elle était, et de m’avouer toute mon extravagance, et de regarder mon jugement comme une planche à sauver du naufrage. Je pensais comme un sage et j’agissais comme un fou. Mais je ne l’ignorais pas, je n’en voulais pas imposer à la complice de ma folie. M’objectait-elle quelque chose de sensé ? je disais : « Vous avez raison ; mais votre raison me désespère et votre folie me ferait tant de plaisir. » À l’intrépidité avec laquelle vous prétendez concilier les sentiments les plus incompatibles, les projets les plus disparates, les rôles les plus antipathiques, on dirait que vous êtes né d’hier et que vous n’avez pas la première notion du cœur humain ; et j’ai la bêtise d’argumenter en forme contre vous, tandis que l’ironie me suffirait. Adieu, bonjour, portez vous bien : aimez-moi comme je vous aime, et vous m’aimerez beaucoup. Madame prétend ne vous avoir rien écrit de pareil à vos lignes soulignées sur l’affaire du précepteur