Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/500

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plus s’en passer ; je sais bien que cette bête manque d’aliment, et que, n’ayant plus de Jésuites à manger, elle va se jeter sur les philosophes. Je sais bien qu’elle a les yeux tournés sur moi et que je serai peut-être le premier qu’elle dévorera ; je sais bien qu’un honnête homme peut en vingt-quatre heures perdre ici sa fortune, parce qu’ils sont gueux ; son honneur, parce qu’il n’y a point de lois ; sa liberté, parce que les tyrans sont ombrageux ; sa vie, parce qu’ils comptent la vie d’un citoyen pour rien, et qu’ils cherchent à se tirer du mépris par des actes de terreur. Je sais bien qu’ils nous imputent leur désordre, parce que nous sommes seuls en état de remarquer leurs sottises. Je sais bien qu’un d’entre eux a l’atrocité de dire qu’on n’avancera rien tant qu’on ne brûlera que des livres. Je sais bien qu’ils viennent d’égorger un enfant[1] pour des inepties qui ne méritaient qu’une légère correction paternelle. Je sais bien qu’ils ont jeté, et qu’ils tiennent encore dans les cachots, un magistrat respectable[2] à tous égards, parce qu’il refusait de conspirer à la ruine de sa province et qu’il avait déclaré sa haine pour la superstition et le despotisme. Je sais bien qu’ils en sont venus au point que les gens de bien et les hommes éclairés leur sont et leur doivent être insupportables. Je sais bien que nous sommes enveloppés des fils imperceptibles d’une nasse qu’on appelle police et que nous sommes entourés de délateurs. Je sais bien que je n’ai ni la naissance, ni les vertus, ni l’état, ni les talents qui recommandaient M. de La Chalotais, et que quand ils voudront me perdre, je serai perdu. Je sais bien qu’il peut arriver, avant la fin de l’année, que je me rappelle vos conseils, et que je m’écrie avec amertume : Ô Solon, Solon ! Je ne me dissimule rien, comme vous voyez ; mon âme est pleine d’alarmes ; j’entends au fond de mon cœur une voix qui se joint à la vôtre, et qui me dit : « Fuis, fuis » ; cependant je suis retenu par l’inertie la plus stupide et la moins concevable, et je reste. C’est qu’il y a à côté de moi une femme déjà avancée en âge ; et qu’il est difficile de l’arracher à ses parents, à ses amis et à son petit foyer. C’est que je suis

  1. Le chevalier de La Barre, décapité le 1er juillet 1766, à l’âge de dix-neuf ans.
  2. Louis-René-Caradeuc de La Chalotais, procureur général au Parlement de Bretagne, celui qui porta la parole contre le duc d’Aiguillon, et qui fit un rapport contre les Jésuites. Il fut enlevé et renfermé dans la citadelle de Saint-Malo, et de là transféré à la Bastille. (Br.)