Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/89

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narque était venu accompagné de toute sa cour. À peine avait-il paru, que voilà tout à coup deux à trois cent mille voix qui s’élèvent et qui crient à la fois : Vive notre roi ! vive notre bon roi ! vive notre maître, notre ami, notre père ! et le souverain, partageant aussi tout à coup le transport de son peuple, d’ouvrir la portière de son carrosse, de s’élancer dans la foule, de jeter son chapeau en l’air, et de s’écrier : Vive mon peuple ! vivent mes sujets ! vivent mes amis ! vivent mes enfants ! et d’embrasser tous ceux qui se présentaient à lui. Ah ! mon amie, que cela est rare et beau ! L’idée de ce spectacle me fait tressaillir de joie, mon cœur en palpite, et je sens les larmes en tourner dans mes yeux. Ce récit nous a tous également attendris. Je relis cet endroit de ma lettre et il m’attendrit encore. Convenez que ce chapeau jeté en l’air marque une âme bien enivrée. Quel est d’entre ses sujets le fortuné qui est resté possesseur de ce chapeau ? Si c’était moi, on m’en donnerait sa forme toute pleine d’or que je n’échangerais pas. Quel plaisir j’aurais de le montrer à mes enfants, mes enfants aux leurs, et ainsi de suite jusqu’à ce que la famille s’éteignît ! Combien l’heureux moment qui m’en aurait rendu possesseur se serait répété ! combien je raconterais de fois la chose avant que de mourir ! Croyez-vous que quelqu’un osât jamais le mettre sur sa tête ? Cet effet ne serait-il pas mille fois plus précieux que l’épée de César Borgia, où l’on voit encore des gouttes de sang ? L’histoire de cette journée fera verser des larmes de joie dans deux cents ans, dans mille ans d’ici : qu’elle fut belle pour le monarque ! qu’elle fut belle pour ses sujets ! Voilà le bonheur que j’envie aux maîtres de la terre ; causer l’ivresse d’un peuple immense, la voir, la partager : c’est pour en mourir de plaisir. Au milieu de cette allégresse publique, il fallait avoir perdu son père, ou avoir été trahi de sa maîtresse pour être triste.

M. Suard part demain pour la Chevrette. Assis au frais à côté de lui, sur une chaise, aux Tuileries, je lui disais : « Vous êtes mieux, ce me semble, et je m’en réjouis. — Oui, me répondit-il, je suis mieux dans ce moment, mais peut-être que demain au soir je serai plus mal. » À qui en veut-il ? est-ce à la dame de la Briche, est-ce à la dame de… ? Celle-ci ne se tient pas d’aise de se croire délivrée de l’autre ; mais elle paraît regretter sincèrement son ami.