Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVII.djvu/341

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mes bien gaies, mais rira bien qui rira le dernier. Voyez comme les hommes diffèrent les uns des autres : celui-ci recherche la société des femmes et vous voulez les fuir. Attendez au moins que vous ayez quelque chose de commun avec Sophocle ; je ne doute pas que comme lui vous n’ayez un jour les cheveux blancs, mais il n’est pas sûr que vous rencontriez le miroir qui vous en avertisse. Ce n’est pas d’aujourd’hui que chacun voit suivant son goût ou sa prévention. Ce n’en est point une que le plaisir que m’a fait votre lettre ; j’aime mieux la teinte de celle-ci que des précédentes. J’ai lu avec satisfaction que notre cœur antique a ému le vôtre et je crois, quoi qu’en dise maman, que si vous vouliez l’écouter plus souvent vous en seriez plus aimable. Savez-vous que cette maman dit que vous êtes toujours armé de pied en cap contre elle, et qu’il lui semble fort étrange de paraître à vos yeux un être fort extraordinaire ? Ce sont ses mots : je n’entre point dans vos différends, bien persuadée que toutes ces petites délicatesses finiront à la première vue ; mais, mon petit frère, elle n’est pas aussi difficile à vivre qu’on le disait bien.

Nous avons perdu pour la seconde et dernière fois le cher philosophe. Il nous a quittées après avoir bien déjeuné, bien embrassé maman et nous avoir recommandé sa filleule ; c’est un petit magot qu’il trouve charmant. Cette tendresse ridicule dirait beaucoup s’il n’y avait pas onze ans d’absence, mais comme tout le monde ne sait pas comme nous sa conduite, les bruits sourds ne lui sont pas avantageux, ou, pour mieux dire, le lui sont beaucoup. Pendant son dernier voyage il a eu une petite consolation de son Quintilien perdu. Vous vous souvenez bien de ce curé de Ravennes-Fontaine qui lui gagna son livre, et l’on se moqua de lui précisément comme vous l’aviez vu en esprit. C’est que ce bon curé a tous les bons goûts, et celui des bons livres, et celui des jolies femmes. Il a su que le philosophe nous avait fait une seconde visite et il a cherché l’occasion de revoir deux femmes aimables, c’est nous ; un excellent homme, c’est le philosophe ; d’augmenter sa bibliothèque d’un bon livre s’il était possible, et de faire un voyage commode dans la voiture d’un de ses paroissiens, entre le mari qui est jaloux comme un tigre, et sa femme qui est jolie comme un ange et coquette comme un petit chien. Voilà donc le curé, la jolie femme et le mari dans la même voiture. L’amour, qui fait tirer parti de tout, lui inspire de monter en voiture au-dessus du vent, c’est-à-dire que le vent soufflait de la femme au curé et du curé au mari ; le curé est grand priseur de tabac ; au moment où il venait une bouffée de vent, le curé d’ouvrir sa tabatière, le tabac d’aller dans les yeux du mari et la femme d’avoir la main ou la joue baisée ; nouveau coup de vent, nouvelle prise de tabac, nouvel aveuglement du mari, nouvelle main prise et baisée. Nos trois voyageurs allaient ainsi de coup de vent en coup de vent, de mari aveuglé en mari aveuglé et de main baisée en main baisée, lorsqu’à l’approche du gîte, ce drôle de curé, qui ne veut ni gagner un Quintilien, ni caresser la femme d’un jaloux sans plaisanter l’un et l’autre, s’est avisé méchamment, au dernier coup de vent et au dernier baisement de main, d’appliquer sur la main de la jeune femme le baiser le plus éclatant ; le mari ouvre les yeux, la femme veut retirer sa main, le curé la retient et la baise et le mari de jurer. — « Comment morbleu ! mon pasteur, est-ce comme ça que vous avez fait tout le voyage ? — Le curé : Vous l’avez dit. — Savez-vous que cela ne me convient pas ? — Cela est pourtant fort doux. — Oh ! parbleu ! je ne suis pas