Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVII.djvu/342

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homme à vous donner le même passe-temps et vous pourrez vous pourvoir pour le retour d’une autre voiture et d’un autre benêt… Et vous, madame qui riez de si bon cœur (car vous noterez que la femme riait à gorge déployée) nous verrons qui rira le dernier..... » C’est le curé qui nous a raconté tout cela bien plus plaisamment que je vous le dis ; vous noterez encore que le susdit prêtre mange comme un loup et boit comme une éponge, et qu’à chaque coup de vent, chaque pincée de tabac et chaque baiser de main, il fallait une rasade. Après avoir avalé les quatre bouteilles de vin, il veut encore faire un trictrac avec le philosophe, qui se disait peu moralement en lui-même : « Il est ivre, il fera des écoles que ce sera un plaisir et si le Quintilien ne nous revient pas, nous en rattraperons au moins la valeur » ; mais vous savez, mon petit frère, qu’il y a un Dieu au moins pour les gens ivres ; ce Dieu tutélaire des ivrognes a voulu que celui-ci attrapât encore au philosophe ses neuf francs ; et comme c’est le tic de ce curé de plaisanter ceux qu’il mortifie, il disait au philosophe : « Il faut pourtant convenir que les philosophes de Paris sont de bonnes gens. Celui-ci voit un pauvre curé condamné à s’en retourner à son presbytère à pied et cela lui navre le cœur. C’est qu’il est aussi honnête que sensible ; il n’ose pas offrir au pauvre curé de l’argent, car le curé, tout pauvre qu’il est, n’en prendrait pas ; mais il cherche une tournure, il joue au trictrac et il perd, oh ! cela est au mieux. » — Et nous d’éclater de rire et le philosophe d’être comme vous vous l’imaginez bien ; et le curé de prendre congé de nous en lui disant : « Adieu, monsieur, que Dieu vous ait en sa sainte garde et vous adresse à quelque bon diable comme moi. » Et le philosophe de lui répondre : « Monsieur l’abbé, ne manquez pas en vous en retournant de prendre le dessus du vent. » Eh bien ! malgré toutes les mauvaises aventures qui attendaient ici votre ami, malgré l’enfant trouvé, le Quintilien et l’argent perdu, les plaisanteries du curé et les nôtres, le plaisir de vivre avec nous a été le plus fort et il a été d’une humeur charmante. Convenez, petit frère, que ces caractères-là sont bien rares.

À moins d’événements très-intéressants, cette lettre sera la dernière écrite de Bourbonne. Si vous êtes honnête, vous en adresserez la réponse à Vandœuvre chez M. de Provenchères, où nous serons le 13 de ce mois si Dieu nous prête vie ; nous pourrions encore recevoir de vos nouvelles à Châlons. C’est maman qui dit tout cela et moi qui ne doute pas de vos attentions, attendu qu’il faut juger quelquefois le présent par le passé. Adieu, petit frère. »


Publié pour la première fois en 1831, avec des notes d’un compatriote de Diderot (M. Walferdin), le Voyage à Bourbonne n’a été réimprimé que dans la Bibliotheca Borvoniensis, du dr Émile Bougard (Chaumont et Paris, 1865, in-8). Il a été, en outre, tiré à part à 25 exemplaires.