Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/113

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perfection de son ouvrage n’en souffre. C’est une cause de dégoût ; quelque légère que vous la supposiez elle aura son effet.

Je vous l’ai dit et je le répète : notre émulation se proportionne secrètement au temps, à la durée, au nombre des témoins. Vous ébaucheriez peut-être pour vous ; c’est pour les autres que vous finissez. Or, tout étant égal d’ailleurs entre vous et moi, même sensibilité, même talent, même amour de la considération actuelle, même crainte du blâme présent ; si j’y joins l’idée de postérité, si j’accrois le nombre de mes approbateurs et de mes détracteurs existants, de la multitude infinie des juges à venir, j’aurai pour bien faire un motif de plus que vous ; vous serez l’homme du catafalque qu’on élève aujourd’hui et qu’on détruit demain ; je serai l’homme de l’arc de triomphe qu’on bâtit pour l’éternité.

L’énergie de ce ressort particulier n’est bien connu que de ceux qui l’ont. C’est l’homme avec la fièvre, et l’homme de sang-froid. Mais jugez-en par le discours et les actions. Ils ont tenté des choses plus difficiles. Plus ils ont attaché de prix à la vie future, moins ils en ont mis à la vie présente ; ils ont été surtout à mille lieues par delà la petite ambition de surpasser un rival ; il s’agit bien de mieux peindre cette galerie qu’on m’a confiée que celui qui peint la galerie voisine. Je ne sais ce qu’il se propose ; pour moi, je projette un monument qui m’immortalise, j’aurais fait infiniment mieux que lui que je pourrais être désespéré. J’en veux à l’admiration de mon siècle et des siècles suivants, et si je pouvais imaginer un temps où mon travail sera méprisé, toutes les exclamations de mes concitoyens ne m’étourdiraient pas sur le bruit imperceptible du sifflet à venir.

Le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité, n’excluent aucune sorte d’émulation ; ils ont de plus je ne sais quelle analogie secrète avec la verve et la poésie. C’est peut-être que les poëtes et les prophètes commercent par état avec les temps passés et les temps à venir. C’est qu’ils interpellent si souvent les morts, ils s’adressent si souvent aux races futures, que le moment de leur pensée est toujours en deçà ou en delà de celui de leur existence. Espèce d’êtres bien rares, bien extraordinaires, bien étonnants. Ce n’est pas de la maladie, c’est de la poésie qu’il fallait dire le τὸ θεῖον.

Voilà Thomas qui va tenter le Czar Pierre, poëme épique.