Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/134

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avec l’ébauchoir, nous écrasons les insectes, nous bêchons, nous enfumons, nous arrosons, continuant notre botanique sollicitude jusqu’à la saison des feuilles. Cette saison venue, nous remarquons quelques signes de convalescence ; nous redoublons de zèle. Cependant un coquin, la nuit, franchit les murs du jardin, coupe l’arbre par le pied, et nous voilà tous deux plus affligés de sa perte que du plus bel espalier du jardin. Cependant, nous ne nous étions promis ni estime, ni argent, ni considération, ni gloire de notre travail. Qu’eût-ce donc été si toutes ces grandes attentes avaient été attachées à la conservation du triste végétal ? si ce poirier eût dû porter l’immortalité pour nous ?

Lorsque vous prononcez si vite qu’il est indifférent qu’une main amie détruise, ou qu’une main ennemie et jalouse conserve nos productions médiocres, vous allez au delà de votre propre système. Ces morceaux, qui pourraient honorer un homme ordinaire, déprisent un habile homme. On dit : Il a fait de belles choses : d’accord ; mais il en a fait aussi de mauvaises. Sans aucun égard à la considération future, l’éloge précédent ne vaut pas celui-ci : Il a fait de belles choses, et il n’en a fait que de belles. C’est que dans la carrière que nous courons l’un et l’autre, tout ce qui n’ajoute pas diminue.

Encore un moment de patience et je finis. Il ne faut pas avoir fait un grand pas dans le système intellectuel pour sentir qu’on est en effet où l’on croit être ; puisqu’on y pleure, on s’y venge, on y rit, on y jouit, on y exerce toute sa bonté, toute sa méchanceté morale. On y converse aussi réellement avec les morts qu’avec les vivants, pas plus ni moins réellement avec les vivants qu’avec ceux qui sont à naître ; avec le passé et l’avenir, qu’avec le présent ; et c’est un évoqueur d’ombres, un poëte qui me donne la peine d’écrire ces trivialités. Lorsque votre âme haletait, que votre poitrine s’élevait, que vous pâlissiez, que vous parliez à votre ouvrage, il n’y avait que votre ouvrage et vous. Lorsque, incertain si vous laisseriez votre ouvrage dans l’atelier ou si vous l’exposeriez au Salon, vous évoquâtes autour de lui vos contemporains et vos rivaux, il n’y avait encore réellement dans l’atelier que votre ouvrage et vous. Il ne vous en aurait pas coûté davantage pour augmenter votre compagnie idéale de celle de vos prédécesseurs et de vos neveux.