Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/149

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d’Homère dans la tête, croyez-vous qu’on puisse se contenter des figures du portail de Notre-Dame ? Nous n’avons pas, vous et moi, la même idée du talent de bien peindre. Je pense très-sérieusement qu’un tableau est capable de produire la sensation la plus violente, sans la magie de la couleur, et sans celle de la lumière et des ombres ; et il me semble qu’un statuaire devrait être de mon avis.

Je ne me suis point proposer d’élever aux nues le tableau de Polygnote. Je n’ai point l’antiquomanie ; je n’ai rien imaginé, et je vous défie de citer un mot qui soit de supposition gratuite.

Il est bien singulier que vous ne nous soyez pas plutôt servi de la composition de Polygnote pour donner un coup de fouet de plus à Pline que de m’objecter son autorité dont vous ne faites aucun cas.

Êtes-vous bien sur d’entendre ce que Plutarque a voulu dire par savoir peindre les ombres ? Pourquoi Plutarque n’aurait-il pas dit une sottise en peinture ? Pourquoi le traducteur n’aurait-il pas fait dire une sottise à Plutarque ? Si je vous objecte le témoignage des hommes de lettres, ce sont des sots ; si vous me les objectez, ce sont des gens d’esprit. On ne saurait avoir plus d’adresse et moins de bonne foi. Si j’en avais le temps, je vous dirais : Laissons là tous ces bavards, et faisons l’histoire des beaux-arts depuis Homère jusqu’à Polygnote par les monuments ; et j’entends par les monuments, l’éloquence, la poésie, les mœurs, les usages, les coutumes, le goût, les vêtements, la décoration, les édifices, les ustensiles, la raison. Il ne me faut qu’une pierre gravée ; le plus mauvais tableau qui se fasse aujourd’hui démontre qu’il y a longtemps qu’on en sait faire de beaux.

Polygnote a conservé sa réputation en peinture jusque sous les plus beaux temps des arts en Grèce. Ses tableaux subsistaient ; s’ils eussent été mauvais, les Grecs ne les auraient pas plus admirés que nous n’admirons des tapisseries gothiques auxquelles vous les comparez. Qui est-ce qui s’avise aujourd’hui de mettre Jean Cousin sur la ligne de Lesueur ou du Poussin ? Eh ! plût à Dieu que les préjugés populaires ne fussent pas plus tenaces en morale qu’en peinture.

Il est aussi aisé de faire un tableau sublime sans couleur, sans tons savants, sans clair-obscur, que d’en faire un sot avec tout cela.