Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/160

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Le coquin, à votre avis, brave-t-il ou respecte-t-il la postérité ? Ce sentiment de l’immortalité dont nous disputons, est-ce l’éloge ou l’exécration de l’avenir ? Il y a eu et il y aura sans doute des scélérats fameux ; mais il n’y a qu’un Érostrate, un fou, qui ait préféré un opprobre éternel à l’oubli ; je n’en saurais comparer le délire qu’à celui d’un chrétien qui aimerait mieux être damné qu’anéanti.

Le coquin d’Érostrate disait : Si on m’exècre, on parlera de moi, je n’en demande pas davantage ; du reste, je m’en moque, je n’y serai plus. Le chrétien dit : Je sentirai physiquement les douleurs de la damnation ; j’y serai, je ne m’en moque pas. Ainsi votre comparaison n’est pas raison. Vous savez que


Nil agit exemplum, litem quod lite resolvit[1].


Je relis vos feuilles, il y a de l’esprit, de la finesse, de la force, de l’originalité, mais une incohérence qui désespère. Garde-t-on un ouvrage posthume qui compromettrait la fortune, la liberté et la vie, on est sage. Diffère-t-on de le publier, on oublie ses contemporains ; on est faible, lâche et pusillanime. Il faut pourtant qu’une porte soit ouverte ou fermée[2].

Junon, c’est le présent ; le fantôme d’Ixion, ou la nue, c’est l’avenir, et vous allez voir comment Junon dispose de moi, et comment Ixion Diderot dispose de la nue. La considération présente dont je peux jouir est une quantité connue et donnée qu’il n’est presque pas en mon pouvoir d’agrandir et d’étendre, quelque carrière que je veuille donner à mon imagination orgueilleuse. Mais je fais du témoignage de l’avenir tout ce qu’il me plaît ; je multiplie, j’accrois et je fortifie les voix futures à ma discrétion. Je leur prête l’éloge qui me convient le plus ; elles disent ce qui me touche principalement, ce qui flatte le plus agréablement mon esprit et mon cœur, et je suis cet écho d’âge en âge depuis l’instant de mon illusion jusque dans les

  1. Horat , Sat. iii, lib. II.
  2. « Il faudrait ici quelque chose de mieux, il faudrait m’entendre. Ce n’est pas de l’incohérence, mon ami, c’est une omission qu’il fallait relever. J’ai oublié d’écrire plaisanterie à côte de cette phrase : avouez pourtant que ce n’est pas aimer le genre humain. »