Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/159

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Mais supposons qu’ils eussent tous trois été jaloux de l’éloge de la postérité, tant, pour leurs caractères que pour leurs talents, qu’auriez-vous à leur objecter? rien. Tel qu’Épaminondas, ils auraient voulu être grands hommes et gens de bien ; ils auraient craint la tache pour cette image qu’ils nous ont transmise. Le malheur, c’est qu’il y a des statues pour les grands talents, et qu’il n’y en a point pour la probité ; et c’est un grand défaut des législations.

Vous n’avez pas bien pris l’endroit de Cicéron ; vous avez traité de bassesse, de délire, d’amour-propre exorbitant, ce qui est finesse, grâce et délicatesse. Comment Cicéron pouvait-il avouer avec plus de gaieté qu’il ne valait pas la peine d’occuper une ligne dans l’histoire, qu’il serait bien petit si on ne le montrait à la postérité que dans sa hauteur naturelle, qu’il fallait ou se taire de lui, ou l’exagérer, et beaucoup, et le plus qu’on pouvait, et que puisqu’on avait eu le front de s’écarter en sa faveur des limites rigoureuses de la vérité, et de se résoudre à mentir, il fallait faire son devoir de bien mentir : plaisanterie charmante dont il faut rire, pincée de ce sel qu’il avait apporté d’Athènes ; car en général les Romains, et peut-être les républicains, sont bons panégyristes et mauvais plaisants[1].

Vous croyez quelquefois m’avoir réduit en poudre lorsque vous m’avez à peine effleuré. Il ne s’agit pas de savoir si l’envie de faire du bruit est le caractéristique du grand homme. Tout le monde veut faire du bruit ; mais le grand homme, s’il en veut faire, c’est par des faits qui étonnent son siècle, et dont l’admiration retentisse jusque dans les siècles les plus reculés.

  1. « La Lettre à Lucius est entre les mains de tout le monde ; ni vous ni moi n’en serons juges, s’il vous plaît. D’ailleurs, qu’ai-je inféré de là ? Que Cicéron avait une vanité insupportable, que le désir de la louange était chez lui jusqu’au délire. Qui est-ce qui l’ignore ? Et quand la lettre serait une plaisanterie, ne serait-ce pas l’envie d’être loué présentée sous le masque de la gaieté ? Cette lettre a-t-elle un autre but que d’obtenir du consul une place dans l’ouvrage de Lucius ? À propos, savez-vous que Cicéron a bien fait de venir plusieurs siècles avant vous, et de ne pas vous chercher noise ; il y a gagné l’interprétation. »