Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/19

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prendre les choses de loin ; mais si je ne vous apprends rien, vous reconnaîtrez du moins que j’avais les notions préliminaires que vous me supposiez ; ayez donc, monsieur, la complaisance de me suivre.

Les premiers imprimeurs qui s’établirent en France travaillèrent sans concurrents, et ne tardèrent pas à faire une fortune honnête. Cependant, ce ne fut ni sur Homère, ni sur Virgile, ni sur quelque auteur de cette volée que l’imprimerie naissante s’essaya. On commença par de petits ouvrages de peu de valeur, de peu d’étendue et du goût d’un siècle barbare. Il est à présumer que ceux qui approchèrent nos anciens typographes, jaloux de consacrer les prémices de l’art à la science qu’ils professaient et qu’ils devaient regarder comme la seule essentielle, eurent quelque influence sur leur choix. Je trouverais tout simple qu’un capucin eût conseillé à Gutenberg de débuter par la Règle de saint François ; mais indépendamment de la nature et du mérite réel d’un ouvrage, la nouveauté de l’invention, la beauté de l’exécution, la différence de prix d’un livre imprimé et d’un manuscrit, tout favorisait le prompt débit du premier.

Après ces essais de l’art le plus important qu’on pût imaginer pour la propagation et la durée des connaissances humaines, essais que cet art n’offrait au public que comme des gages de ce qu’on en pouvait attendre un jour, qu’on ne dut pas rechercher longtemps, parce qu’ils étaient destinés à tomber dans le mépris à mesure qu’on s’éclairerait, et qui ne sont aujourd’hui précieusement recueillis que par la curiosité bizarre de quelques personnages singuliers qui préfèrent un livre rare à un bon livre, un bibliomane comme moi, un érudit qui s’occupe de l’histoire de la typographie, comme le professeur Schepfling, ont entrepris des ouvrages d’une utilité générale et d’un usage journalier.

Mais ces ouvrages sont en petit nombre ; occupant presque toutes les presses de l’Europe à la fois, ils devinrent bientôt communs, et le débit n’en était plus fondé sur l’enthousiasme d’un art nouveau et justement admiré. Alors peu de personnes lisaient ; un traitant n’avait pas la fureur d’avoir une bibliothèque et n’enlevait pas à prix d’or et d’argent à un pauvre littérateur un livre utile à celui-ci. Que fit l’imprimeur ? Enrichi