Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/344

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raître beaux la première fois qu’on les voit, et de paraître très-beaux la seconde, la troisième et la quatrième : c’est d’être quittés à regret, et de rappeler toujours. Je l’ai déjà transporté de votre atelier sur son piédestal, au milieu de la place publique qu’il doit occuper ; je l’y vois et j’en sens tout l’effet. Laissez ce serpent-là sous ses pieds. Est-ce que Pierre, est-ce que tous les grands hommes n’en ont pas eu à écraser ? Est-ce que ce n’est pas le véritable symbole de toutes les sortes de méchancetés employées pour arrêter le succès, susciter les obstacles et déprimer les travaux des grands hommes ? N’est-il pas juste qu’après leur mort leurs monuments foulent ce symbole hideux de ceux qui leur ont fait verser tant de larmes pendant leur vie ? D’ailleurs il fait bien, et il est d’une nécessité mécanique indispensable et très-secrète.

Et vous croyez que je n’ai pas eu mille fois plus de plaisir à louer un moderne, mon ami, que je n’en aurais eu à critiquer un ancien qui m’est indifférent ? Hé bien ! il est vrai ; ce cheval de Marc-Aurèle est une copie très-incorrecte d’une nature mal choisie : il n’y a ni la vérité simple et rigoureuse qui plaît toujours, ni cette hardiesse du mensonge qui nous en dédommage quelquefois. Les muscles du cou ne sont justes ni de position ni de volume. Il n’y a nul rapport entre la froideur des yeux et la bouche grimacière, vieille et forcée. Tout le mufle est lourd : les détails de la bouche, des yeux et du cou sont sans finesse et sans ressort ; ils ressemblent plutôt à des hachures, des cannelures, qu’à des plis de chair. Vue de face, on ne sait trop à quelle sorte de bête appartient la partie inférieure de la tête ; et l’on serait tenté de donner la partie supérieure au bœuf ou au taureau, dont elle a la forme large et carrée. Le ventre en est très-lourd, très-pesant. Il est sûr que ce cheval marche le grand pas des pieds de derrière, et qu’il piaffe en même temps de ceux de devant ; allure fausse et impossible : vos remarques à cet égard, ainsi que sur le reste, sont justes. Mais à quoi ne répond-on pas ? On vous dira que ce cheval est peut-être d’une race qui vous est inconnue ; qu’il est mède ou parthe ; que c’est peut-être un animal laid, à la vérité, mais que l’empereur affectionnait : que sais-je encore ? À cela vous répondrez en trois mots : qu’un animal, beau ou laid, marche naturellement, s’il n’est ni estropié ni mal conformé ; que le pays