Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/378

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Depuis que la glace est cassée, je fais le petit bec ; j’approche mes doigts de ma bouche et je vous envoie des baisers, comme Émilie à sa maman. Nous nous rapprocherons, mon amie, nous nous rapprocherons ; en attendant je ne permets votre bouche qu’à votre sœur. Qu’elle fut aimable le jour que nous nous séparâmes ! Combien elle connut notre peine ! Son cœur en était serré. Vous ne vous aperçûtes pas que ses couleurs en étaient presque éteintes. Moi, je le voyais, je me rappelle, et je me dis : Ah ! que le mortel qu’elle aimera sera bien aimé ! oh ! combien nous souffrirons, ma Sophie et moi, si jamais nous sommes aussi témoins de leurs adieux ! Faites-lui bien ma cour ; la chose qu’elle entendra avec le plus de plaisir, qui m’en fera le plus estimer, qui lui justifiera le mieux les sentiments qu’elle a conçus pour moi, c’est que vous m’aimez, c’est que je vous aime à la folie, c’est que je ne cesserai jamais ; répétez-le-lui donc du matin au soir.

Je suis bien aise que M… se porte mieux, et que son rival soit homme à se payer d’une maxime d’opéra : c’est tout ce que cela vaut.

Je ne sais pourquoi mes lettres ne vous sont pas encore parvenues : rassurez-moi là-dessus.

Nous avons ici une promenade charmante ; c’est une grande allée d’arbres touffus qui conduit à un bosquet d’arbres rassemblés sans symétrie et sans ordre. On y trouve le frais et la solitude. On descend par un escalier rustique à une fontaine qui sort d’une roche. Ses eaux, reçues dans une coupe, coulent de là, et vont former un premier bassin ; elles coulent encore et vont en remplir un second ; ensuite, reçues dans des canaux, elles se rendent à un troisième bassin, au milieu duquel elles s’élèvent en jet. La coupe et ces trois bassins sont placés les uns au-dessous des autres, en pente, sur une assez longue distance. Le dernier est environné de vieux tilleuls. Ils sont maintenant en fleur ; entre chaque tilleul on a construit des bancs de pierre : c’est là que je suis à cinq heures. Mes yeux errent sur le plus beau paysage du monde. C’est une chaîne de montagnes entrecoupées de jardins et de maisons au bas desquelles serpente un ruisseau qui arrose des prés et qui, grossi des eaux de la fontaine et de quelques autres, va se perdre dans une plaine. Je passe dans cet endroit des heures à lire, à méditer,