Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/379

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à contempler la nature et à rêver à mon amie. Oh ! qu’on serait bien trois sur ce banc de pierre ! C’est le rendez-vous des amants du canton et le mien. Ils y vont le soir, lorsque la fin de la journée est venue suspendre leurs travaux et les rendre les uns aux autres. La journée a dû leur paraître bien longue, et la soirée doit leur paraître bien courte. Tandis que je suis là, mon frère, ma sœur et un ami arrangent nos affaires. Il me tarde bien qu’ils aient fait. Voici un trait qui m’a touché et qui vous touchera. Mon père avait une amie ; c’était une parente pauvre, bonne femme à peu près de son âge : ils tombent malades presque en même temps ; mon père mourut le jour de la Pentecôte. Elle apprit sa mort et mourut le lendemain. Ma sœur lui ferma les yeux, et on les a enterrés l’un à côté de l’autre. Fermer les yeux est une expression figurée à Paris ; ici, c’est une action d’humanité réelle. Ma sœur me racontait hier qu’un fils, qui était à côté du lit de son père expirant, crut qu’il était temps de lui rendre ce dernier devoir. Il se trompa ; son père sentit sa main, rouvrit les yeux, et lui dit : « Mon fils, dans un instant. »

Ô mon amie ! quelle tâche mon père m’a imposée, si je veux jamais mériter les hommages qu’on rend à sa mémoire ! Il n’y a ici qu’un mauvais portrait de cet homme de bien ; mais ce n’est pas ma faute. Si les infirmités lui eussent permis de venir à Paris, mon dessein était de le faire représenter à son établi, dans ses habits d’ouvrier, la tête nue, les yeux levés vers le ciel, et la main étendue sur le front de sa petite-fille qu’il aurait bénie. Nous nous fermerons tous les yeux les uns aux autres dans le petit château ; et le dernier sera bien à plaindre, n’est-ce pas ?

Depuis que j’ai quitté cette ville, tous ceux que j’y connaissais sont morts ; je n’y ai retrouvé qu’une femme, amie d’une jeune fille que j’aimais autrefois, et qui n’est plus. J’ai revu cette femme avec joie ; nous avons un peu causé de notre ancien temps. Il faut que je vous raconte d’elle quelque chose qui vous touchera. Peu de temps après la mort de son amie et de la mienne, je fis un voyage en province. Je sortais un jour de chez moi, elle de chez elle : elle m’invita à l’accompagner à l’église ; je lui donnai le bras. Lorsque nous fûmes sur le cimetière, elle détourna la tête, et me montra du doigt l’endroit où celle que