Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/392

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ni méchanceté, ni mauvais dessein ; mais, mon frère, si j’ai quelque tort avec vous, quelque involontaire qu’il soit, je vous en demande pardon. » Il faut que ma sœur soit fière ; j’entendis qu’elle grommelait : « Cela est bien humble pour un aîné. » Cela acheva de donner un grand prix à mon excuse. Je les ai laissés enchantés de moi, et tous ceux qui ont eu quelque part à nos affaires. Je ne saurais me dissimuler la joie que j’en ai. Ma Sophie, dites, vous qui êtes si souvent dans ce cas, cela n’est-il pas bien doux ? Ils me louent à présent que je suis loin d’eux ; ils se font en eux-mêmes de petits reproches et je m’applaudis. Mais je crois que mon cocher s’enivre avec l’hôte, car ils parlent guerre et religion. J’entends qu’ils crient : « Est-ce que Dieu n’est pas le maître et le roi ? voilà pourtant qu’on parle encore d’impôts ! » Qu’ils s’enivrent, n’est-ce pas là leur consolation ? Ils le sont de vin, je le suis d’amour ; je n’ai pas le courage de les blâmer. Demain ils expieront leur ivresse ; elle sera passée et la mienne durera. Mais du train que j’y vais je ne finirai point ; tant mieux, n’est-il pas vrai, ma Sophie, si vous me lisez plus longtemps ? Me voilà parti ; me voilà à Chaumont ; me voilà à Brethenay ; c’est un petit village rangé sur la cime d’un coteau dont la Marne arrose le pied. Le bel endroit ! Me voilà à Vignory.

Ma Sophie, quel endroit que ce Vignory ! Que la chère sœur ne me parle jamais de ses sophas, de ses oreillers mollets, de ses tapisseries, de ses glaces, de son froid attirail de volupté. Quelle comparaison entre tous ces colifichets artificiels et ce que j’ai vu ! Imaginez-vous une centaine de cabanes entourées d’eau, de vieilles forêts immenses, des coteaux, des allées de prés qui séparent ces coteaux, comme si on les y avait placés à plaisir, et des ruisseaux qui coupent ces allées-prairies. Non, pour l’honneur des garçons de ce village, je ne veux pas me persuader qu’il y ait là une fille pucelle passé quatorze ans ; une fille ne peut pas mettre le pied hors de sa maison sans être détournée ; et puis le frais, le secret, la solitude, le silence, le cœur qui parle, les sens qui sollicitent… Ma Sophie, ne verrez-vous jamais Vignory ?

Mais les chevaux volent ; me voilà déjà loin de ce lieu, me voilà à Provenchères ; autre enchantement. Je n’ai jamais fait une si belle route ; elle est fatigante pour les voitures ; il faut