Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/442

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un jour à la ville ; je verrai donc cette amie que je regrettais ; je recouvrerai donc cet ami silencieux dont je n’entendais point parler. Mais je les perdrai le lendemain ; et plus j’aurai senti le bonheur d’être à côté d’eux, plus je souffrirai de m’en séparer. C’est ainsi que tout va : tournez-vous, retournez-vous, il y aura toujours une feuille de rose pliée qui vous blessera… J’aime ma Sophie ; la tendresse que j’ai pour elle affaiblit à mes yeux tout autre intérêt. Je ne vois qu’un malheur possible dans la nature ; mais ce malheur se multiplie et se présente à moi sous cent aspects. Passe-t-elle un jour sans m’écrire, qu’a-t-elle ? serait-elle malade ? Et voilà les chimères qui voltigent autour de ma tête et qui me tourmentent. M’a-t-elle écrit, j’interpréterai mal un mot indifférent, et je suis aux champs. L’homme ne peut ni améliorer ni empirer son sort. Son bonheur et sa misère ont été circonscrits par un astre puissant. Plus d’objets, moins de sensibilité pour chacun. Un seul, tout se rassemble sur lui. C’est le trésor de l’avare…

Mais je m’aperçois que je digère mal, et que toute cette triste philosophie naît d’un estomac embarrassé. Crapuleux ou sobre, mélancolique ou serein, Sophie, je vous aime également ; mais la couleur du sentiment n’est pas la même… On est allé à Charenton vous porter un volume de moi et chercher une ligne de vous. Et attendant, je piétine et je maudis la longueur du messager. Amour et mauvaise digestion. J’ai beau dire : Ce coquin s’est amusé dans un cabaret ; il n’a pu voir une couronne de lierre pendue à une porte sans entrer ; je ne m’en crois pas moi-même. Qu’est-ce donc que cette raison qui siège là, que rien ne corrompt, qui m’accuse et qui absout mon valet ? Est-ce qu’on est sage et fou dans un même instant ? Je n’ai presque rien fait aujourd’hui ; la matinée s’est échappée je ne sais comment, et je vous écris un mot ce soir pour me raccommoder avec moi-même. Je n’aurai pas perdu la journée, si j’en ai employé un quart d’heure à causer avec vous. Adieu, ma Sophie ! À demain au soir ou à lundi matin, s’il fait beau et si les projets du Baron ne se dérangent point. Gardez-moi les lettres de votre sœur, et, quand vous lui écrirez, ne m’oubliez pas. Serrez la main pour moi à M. de Prisye. Présentez mon dévouement et mon respect à Mlle Boileau. Laissez-moi oublier de votre mère, puisque c’est son projet.