Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/75

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méchants très profonds qui se soucient on ne peut pas moins de l’intérêt de la société, pourvu que le leur soit à couvert, comme ils l’ont bien fait voir en des occasions plus importantes. Écoutez-les, interrogez-les, et vous verrez qu’il ne tiendrait pas à eux qu’ils ne vous missent un couteau à la main pour égorger la plupart des hommes qui ont eu le bonheur ou le malheur de n’être pas de leur avis. Ce qu’il y a de singulier, c’est que depuis qu’ils existent ils s’arrogent, au mépris de toute autorité, la liberté de parler et d’écrire qu’ils veulent nous ôter, quoique leurs discours séditieux et leurs ouvrages extravagants et fanatiques soient les seuls qui jusqu’à présent aient troublé la tranquillité des États et mis en danger les têtes couronnées.

Cependant je n’exclus pas même leurs livres du nombre de ceux qu’il faut permettre tacitement ; mais que le commerce de tous livres prohibés se fasse par vos libraires et non par d’autres. Le commerce de librairie fait par des particuliers sans état et sans fonds est un échange d’argent contre du papier manufacturé ; celui de vos commerçants en titre est presque toujours un échange d’industrie et d’industrie, de papier manufacturé et de papier manufacturé.

Vous savez quel fut le succès du Dictionnaire de Bayle quand il parut, et la fureur de toute l’Europe pour cet ouvrage. Qui est-ce qui ne voulut pas avoir un Bayle à quelque prix que ce fût ? et qui est-ce qui ne l’eut pas malgré toutes les précautions du ministère ? Les particuliers qui n’en trouvaient point chez nos commerçants s’adressaient à l’étranger ; L’ouvrage venait par des voies détournées et notre argent s’en allait. Le libraire, excité par son intérêt pallié d’une considération saine et politique, s’adressa au ministre et n’eut pas de peine à lui faire sentir la différence d’un commerce d’argent à papier, ou de papier à papier ; le ministre lui répondit qu’il avait raison, cependant qu’il n’ouvrirait jamais la porte du royaume au Bayle. Cet aveu de la justesse de sa demande et ce refus décidé de la chose demandée l’étonnèrent, mais le magistrat ajouta tout de suite : « C’est qu’il faut faire mieux, il faut l’imprimer » ; et le Bayle fut imprimé ici.

Or je vous demande à vous, monsieur : s’il était sage de faire en France la troisième ou la quatrième édition du Bayle, n’y eut-il pas de la bêtise à n’avoir pas fait la seconde ou la première ?