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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XX.djvu/151

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chaient fortune ; ils s’adressaient à lui sur sa réputation de bonté et d’obligeance), ce Bemetzrieder donc, se présente à lui un jour et lui peint l’embarras où il se trouve. « Que pourrai-je entreprendre ici, monsieur ? — Quels sont vos talents ? — Monsieur, je sais bien le droit. — Après ? — Je pourrais enseigner la géographie et l’histoire. — Cela pourrait vous mener à cinq cents livres de rente après vingt ans de travaux. — Monsieur, je possède très-bien les mathématiques élémentaires. — Même inconvénient, les choses utiles ne sont pas payées dans ce pays. — Enfin, monsieur, pour dernière ressource, je vous dirai que je touche du clavecin, que je suis ou plutôt que je serais très-fort pour l’exécution en travaillant seulement six mois et de plus que je suis très-bon harmoniste. — Eh ! que ne parliez-vous ? Eh bien ! je vous donne la table et cinq cents livres d’appointements, pour donner des leçons régulièrement à ma fille ; disposez d’ailleurs du reste de votre temps comme vous le jugerez à propos et le tout pour vous prouver que, dans ce pays, moi à la tête, nous n’avons pas le sens commun. »

« Avant que je l’oublie, il faut que je relève ici une erreur qui, à la vérité, n’est pas d’une grande importance. Dans toutes les éditions des œuvres de J.-J. Rousseau, vous trouverez que le jugement que Diderot portait de la Nouvelle Héloïse était contenu tout entier dans le mot Feuillet. Il est étonnant que personne n’ait aperçu ni relevé cette expression de Feuillet qui ne signifie rien ; c’est Feuillu qu’il faut. Diderot n’a pu dire à Rousseau que comme il me l’a dit à moi (raisonnant avec lui sur le mérite de divers écrivains), Feuillu et non Feuillet qui n’a point de sens. Feuillu : trop verbeux. C’est comme de Linguet, à qui je trouvais de la verve et du feu dans ses premiers ouvrages : Feu de tourbe, me disait-il. Il avait quelquefois de ces expressions énergiques et pittoresques…

Quoique malade il ne manquait pas les vendredis et je l’ai vu arriver crachant le sang et travaillé de l’asthme. Il avait conservé à côté de sa tête sensiblement affaiblie dans ses dernières années, une grande fermeté de caractère.

« J’étais né, nous disait-il froidement, pour vivre cent ans. Les uns disent que j’ai abusé, moi, je dirai que je n’ai fait qu’user. Je ne jette point sur le passé les yeux de l’affliction. Je n’ai pas de regret, car j’ai plus vécu en cinquante ans que