Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/30

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une fois reconnues pour fausses, le peuple qui ne discerne rien, ne traitât de la même maniere les vérités avec lesquelles on avoit voulu les confondre.

D’autres Théologiens de meilleure foi, mais aussi dangereux, se joignoient à ces premiers par d’autres motifs. Quoique la religion soit uniquement destinée à régler nos mœurs & notre foi, ils la croyoient faite pour nous éclairer aussi sur le système du monde, c’est-à-dire, sur ces matieres que le Tout-puissant a expressément abandonnées à nos disputes. Ils ne faisoient pas réflexion que les Livres sacrès & les Ouvrages des Peres, faits pour montrer au peuple comme aux Philosophes ce qu’il faut pratiquer & croire, ne devoient point sur les questions indifférentes parler un autre langage que le peuple. Cependant le despotisme théologique ou le préjugé l’emporta. Un Tribunal devenu puissant dans le Midi de l’Europe, dans les Indes, dans le Nouveau Monde, mais que la Foi n’ordonne point de croire, ni la charité d’approuver, & dont la France n’a pû s’accoûtumer encore à prononcer le nom sans effroi, condamna un célebre Astronome pour avoir soûtenu le mouvement de la Terre, & le déclara hérétique ; à peu-près comme le Pape Zacharie avoit condamné quelques siecles auparavant un Évêque, pour n’avoir pas pensé comme saint Augustin sur les Antipodes, & pour avoir deviné leur existence six cens ans avant que Christophe Colomb les découvrît. C’est ainsi que l’abus de l’autorité spirituelle réunie à la temporelle forçoit la raison au silence ; & peu s’en fallut qu’on ne défendît au genre humain de penser.

Pendant que des adversaires peu instruits ou mal intentionnés faisoient ouvertement la guerre à la Philosophie, elle se réfugioit, pour ainsi dire, dans les Ouvrages de quelques grands hommes, qui, sans avoir l’ambition dangereuse d’arracher le bandeau des yeux de leurs contemporains, préparoient de loin dans l’ombre & le silence la lumiere dont le monde devoit être éclairé peu-à-peu & par degrés insensibles.

À la tête de ces illustres personnages doit être placé l’immortel Chancelier d’Angleterre, François Bacon, dont les Ouvrages si justement estimés, & plus estimés pourtant qu’ils ne sont connus, méritent encore plus notre lecture que nos éloges. À considérer les vûes saines & étendues de ce grand homme, la multitude d’objets sur lesquels son esprit s’est porté, la hardiesse de son style qui réunit par-tout les plus sublimes images avec la précision la plus rigoureuse, on seroit tenté de le regarder comme le plus grand, le plus universel, & le plus éloquent des Philosophes. Bacon, né dans le sein de la nuit la plus profonde, sentit que la Philosophie n’étoit pas encore, quoique bien des gens sans doute se flatassent d’y exceller ; car plus un siecle est grossier, plus il se croit instruit de tout ce qu’il peut savoir. Il commença donc par envisager d’une vûe générale les divers objets de toutes les Sciences naturelles ; il partagea ces Sciences en différentes branches, dont il fit l’énumération la plus exacte qu’il lui fut possible : il examina ce que l’on savoit déjà sur chacun de ces objets, & fit le catalogue immense de ce qui restoit à découvrir : c’est le but de son admirable Ouvrage de la dignité & de l’accroissement des connoissances humaines. Dans son nouvel organe des Sciences, il perfectionne les vûes qu’il avoit données dans le premier Ouvrage ; il les porte plus loin, & fait connoître la nécessité de la Physique expérimentale, à laquelle on ne pensoit point encore. Ennemi des systèmes, il n’envisage la Philosophie que comme cette partie de nos connoissances, qui doit contribuer à nous rendre meilleurs ou plus heureux : il semble la borner à la Science des choses utiles, & recommande par-tout l’étude de la Nature. Ses autres Écrits sont formés sur le même plan ; tout, jusqu’à leurs titres, y annonce l’homme de génie, l’esprit qui voit en grand. Il y recueille des faits, il y compare des expériences, il en indique un grand nombre à faire ; il invite les Savans à étudier & à perfectionner les Arts, qu’il regarde comme la partie la plus relevée & la plus essentielle de la Science humaine : il expose avec une simplicité noble ses conjectures & ses pensées sur les différens objets dignes d’intéresser les hommes ; & il eût pû dire, comme ce vieillard de Térence, que rien de ce qui touche l’humanité ne lui étoit étranger. Science de la Nature, Morale, Politique, Œconomique, tout semble avoir été du ressort de cet esprit lumineux & profond ; & l’on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, ou des richesses qu’il répand sur tous les sujets qu’il traite, ou de la dignité avec laquelle il en parle. Ses Écrits ne peuvent être mieux comparés qu’à ceux d’Hippocrate sur la Medecine ; & ils ne seroient ni moins admirés, ni moins lûs, si la culture de l’esprit étoit aussi chere au genre humain que la conservation de la santé. Mais il n’y a que les Chefs de secte en tout genre dont les Ouvrages puissent avoir un certain éclat ; Bacon n’a pas été du nombre, & la forme de sa Philosophie s’y opposoit. Elle étoit trop sage pour étonner personne ; la Scholastique qui dominoit de son tems, ne pouvoit être renversée que par des opinions hardies & nouvelles ; & il n’y a pas d’apparence qu’un Philosophe, qui se contente de dire aux hommes, voilà le peu que vous avez appris, voici ce qui vous reste à chercher, soit destiné à faire beaucoup de bruit parmi ses contemporains. Nous oserions même faire quelque reproche au Chancelier Bacon d’avoir été peut-être trop timide, si nous ne savions avec quelle retenue, & pour ainsi dire, avec quelle superstition, on doit juger un