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génie si sublime. Quoiqu’il avoüe que les Scholastiques ont énervé les Sciences par leurs questions minutieuses, & que l’esprit doit sacrifier l’étude des êtres généraux à celle des objets particuliers, il semble pourtant par l’emploi fréquent qu’il fait des termes de l’Ecole, quelquefois même par celui des principes scholastiques, & par des divisions & subdivisions dont l’usage étoit alors fort à la mode, avoir marqué un peu trop de ménagement ou de déférence pour le goût dominant de son siecle. Ce grand homme, après avoir brisé tant de fers, étoit encore retenu par quelques chaînes qu’il ne pouvoit ou n’osoit rompre.

Nous déclarerons ici que nous devons principalement au Chancelier Bacon l’Arbre encyclopédique dont nous avons déjà parlé fort au long, & que l’on trouvera à la fin de ce Discours. Nous en avions fait l’aveu en plusieurs endroits du Prospectus, nous y revenons encore, & nous ne manquerons aucune occasion de le répéter. Cependant nous n’avons pas crû devoir suivre de point en point le grand homme que nous reconnoissons ici pour notre maître. Si nous n’avons pas placé, comme lui, la raison après l’imagination, c’est que nous avons suivi dans le Système encyclopédique l’ordre métaphysique des opérations de l’Esprit, plûtôt que l’ordre historique de ses progrès depuis la renaissance des Lettres ; ordre que l’illustre Chancelier d’Angleterre avoit peut-être en vûe jusqu’à un certain point, lorsqu’il faisoit, comme il le dit, le cens & le dénombrement des connoissances humaines. D’ailleurs, le plan de Bacon étant différent du nôtre, & les Sciences ayant fait depuis de grands progrès, on ne doit pas être surpris que nous ayons pris quelquefois une route différente.

Ainsi, outre les changemens que nous avons faits dans l’ordre de la distribution générale, & dont nous avons déjà exposé les raisons, nous avons à certains égards poussé les divisions plus loin, sur-tout dans la partie de Mathématique & de Physique particuliere ; d’un autre côté, nous nous sommes abstenus d’étendre au même point que lui, la division de certaines Sciences dont il suit jusqu’aux derniers rameaux. Ces rameaux qui doivent proprement entrer dans le corps de notre Encyclopédie, n’auroient fait, à ce que nous croyons, que charger assez inutilement le Système général. On trouvera immédiatement après notre Arbre encyclopédique celui du Philosophe Anglois ; c’est le moyen le plus court & le plus facile de faire distinguer ce qui nous appartient d’avec ce que nous avons emprunté de lui.

Au Chancelier Bacon succéda l’illustre Descartes. Cet homme rare dont la fortune a tant varié en moins d’un siecle, avoit tout ce qu’il falloit pour changer la face de la Philosophie ; une imagination forte, un esprit très-conséquent, des connoissances puisées dans lui-même plus que dans les Livres, beaucoup de courage pour combattre les préjugés les plus généralement reçus, & aucune espece de dépendance qui le forçât à les ménager. Aussi éprouva-t-il de son vivant même ce qui arrive pour l’ordinaire à tout homme qui prend un ascendant trop marqué sur les autres. Il fit quelques enthousiastes, & eut beaucoup d’ennemis. Soit qu’il connût sa nation ou qu’il s’en défiât seulement, il s’étoit refugié dans un pays entierement libre pour y méditer plus à son aise. Quoiqu’il pensât beaucoup moins à faire des disciples qu’à les mériter, la persécution alla le chercher dans sa retraite ; & la vie cachée qu’il menoit ne put l’y soustraire. Malgré toute la sagacité qu’il avoit employée pour prouver l’existence de Dieu, il fut accusé de la nier par des Ministres qui peut-être ne la croyoient pas. Tourmenté & calomnié par des étrangers, & assez mal accueilli de ses compatriotes, il alla mourir en Suede, bien éloigné sans doute de s’attendre au succès brillant que ses opinions auroient un jour.

On peut considérer Descartes comme Géometre ou comme Philosophe. Les Mathématiques, dont il semble avoir fait assez peu de cas, font néanmoins aujourd’hui la partie la plus solide & la moins contestée de sa gloire. L’Algebre créée en quelque maniere par les Italiens, & prodigieusement augmentée par notre illustre Viete, a reçû entre les mains de Descartes de nouveaux accroissemens. Un des plus considérables est sa méthode des Indéterminées, artifice très-ingénieux & très-subtil, qu’on a sû appliquer depuis à un grand nombre de recherches. Mais ce qui a sur-tout immortalisé le nom de ce grand homme, c’est l’application qu’il a sû faire de l’Algebre à la Géométrie ; idée des plus vastes & des plus heureuses que l’esprit humain ait jamais eues, & qui sera toûjours la clé des plus profondes recherches, non seulement dans la Géométrie sublime, mais dans toutes les Sciences physico-mathématiques.

Comme Philosophe, il a peut-être été aussi grand, mais il n’a pas été si heureux. La Géométrie qui par la nature de son objet doit toûjours gagner sans perdre, ne pouvoit manquer, étant maniée par un aussi grand génie, de faire des progrès très-sensibles & apparens pour tout le monde. La Philosophie se trouvoit dans un état bien différent, tout y étoit à commencer ; & que ne coûtent point les premiers pas en tout genre ? Le mérite de les faire dispense de celui d’en faire de grands. Si Descartes qui nous a ouvert la route, n’y a pas été aussi loin que ses Sectateurs le croyent, il s’en faut beaucoup que les Sciences lui doi-