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xions, de tems & d’habitude pour perfectionner le moindre de nos arts. Mais d’où peut venir cette uniformité dans tous les ouvrages des animaux ? Pourquoi chaque espece ne fait-elle jamais que la même chose, de la même façon ? Pourquoi chaque individu ne la fait-il ni mieux ni plus mal qu’un autre individu ? Y a-t-il de plus forte preuve que leurs opérations ne sont que des résultats méchaniques & purement matériels ? Car s’ils avoient la moindre étincelle de la lumiere qui nous éclaire, on trouveroit au moins de la variété, si l’on ne voyoit pas de la perfection, dans leurs ouvrages ; chaque individu de la même espece feroit quelque chose d’un peu différent de ce qu’auroit fait un autre individu. Mais non, tous travaillent sur le même modele ; l’ordre de leurs actions est tracé dans l’espece entiere ; il n’appartient point à l’individu ; & si l’on vouloit attribuer une ame aux animaux, on seroit obligé à n’en faire qu’une pour chaque espece, à laquelle chaque individu participeroit également. Cette ame seroit donc nécessairement divisible, par conséquent elle seroit matérielle & fort différente de la nôtre. Car pourquoi mettons-nous au contraire tant de diversité & de variété dans nos productions & dans nos ouvrages ? Pourquoi l’imitation servile nous coûte-t-elle plus qu’un nouveau dessein ? C’est parce que notre ame est à nous, qu’elle est indépendante de celle d’un autre, & que nous n’avons rien de commun avec notre espece que la matiere de notre corps : mais quelque différence qu’il y ait entre nous & les animaux, on ne peut nier que nous ne leur tenions de fort près par les dernieres de nos facultés.

On peut donc dire que quoique les ouvrages du Créateur soient en eux-mêmes tous également parfaits, l’animal est, selon notre façon d’appercevoir, l’ouvrage le plus complet ; & que l’homme en est le chef-d’œuvre.

En effet, pour commencer par l’animal qui est ici notre objet principal, avant que de passer à l’homme, que de ressorts, que de forces, que de machines & de mouvemens sont renfermés dans cette petite partie de matiere qui compose le corps d’un animal ! Que de rapports, que d’harmonie, que de correspondance entre les parties ! Combien de combinaisons, d’arrangemens, de causes, d’effets, de principes, qui tous concourent au même but, & que nous ne connoissons que par des résultats si difficiles à comprendre, qu’ils n’ont cessé d’être des merveilles que par l’habitude que nous avons prise de n’y point réfléchir !

Cependant quelqu’admirable que cet ouvrage nous paroisse, ce n’est pas dans l’individu qu’est la plus grande merveille ; c’est dans la succession, dans le renouvellement & dans la durée des especes que la nature paroît tout-à-fait inconcevable, ou plûtôt, en remontant plus haut, dans l’ordre institué entre les parties du tout, par une sagesse infinie & par une main toute-puissante ; car cet ordre une fois institué, les effets quelque surprenans qu’ils soient, sont des suites nécessaires & simples des lois du mouvement. La machine est faite, & les heures se marquent sous l’œil de l’horloger. Mais entre les suites du méchanisme, il faut convenir que cette faculté de produire son semblable qui réside dans les animaux & dans les végétaux, cette espece d’unité toûjours subsistante & qui paroît éternelle ; cette vertu procréatrice qui s’exerce perpétuellement sans se détruire jamais, est pour nous, quand nous la considérons en elle-même, & sans aucun rapport à l’ordre institué par le Tout-puissant, un mystere dont il semble qu’il ne nous est pas permis de sonder la profondeur.

La matiere inanimée, cette pierre, cette argille qui est sous nos piés, a bien quelques propriétés : son existence seule en suppose un très-grand nombre ; & la matiere la moins organisée ne laisse pas

que d’avoir, en vertu de son existence, une infinitê de rapports avec toutes les autres parties de l’univers. Nous ne dirons pas, avec quelques Philosophes, que la matiere sous quelque forme qu’elle soit, connoît son existence & ses facultés relatives : cette opinion tient à une question de métaphysique, qu’on peut voir discutée à l’article Ame. Il nous suffira de faire sentir que, n’ayant pas nous-mêmes la connoissance de tous les rapports que nous pouvons avoir avec tous les objets extérieurs, nous ne devons pas douter que la matiere inanimée n’ait infiniment moins de cette connoissance ; & que d’ailleurs nos sensations ne ressemblant en aucune façon aux objets qui les causent, nous devons conclurre par analogie, que la matiere inanimée n’a ni sentiment, ni sensation, ni conscience d’existence ; & que lui attribuer quelques-unes de ces facultés, ce seroit lui donner celle de penser, d’agir & de sentir, à peu près dans le même ordre & de la même façon que nous pensons, agissons & sentons, ce qui répugne autant à la raison qu’à la religion. Mais une considération qui s’accorde avec l’une & l’autre, & qui nous est suggérée par le spectacle de la nature dans les individus, c’est que l’état de cette faculté de penser, d’agir, de sentir, réside dans quelques hommes dans un degré éminent, dans un degré moins éminent en d’autres hommes, va en s’affoiblissant à mesure qu’on suit la chaîne des etres en descendant, & s’éteint apparemment dans quelque point de la chaîne très-éloigné : placé entre le regne animal & le regne végétal, point dont nous approcherons de plus en plus par les observations, mais qui nous échappera à jamais ; les expériences resteront toûjours en-deçà, & les systèmes iront toûjours au-delà ; l’expérience marchant pié à pié, & l’esprit de système allant toûjours par sauts & par bonds.

Nous dirons donc qu’étant formés de terre, & composés de poussiere, nous avons en effet avec la terre & la poussiere, des rapports communs qui nous lient à la matiere en général ; tels sont l’étendue, l’impénétrabilité, la pesanteur, &c. Mais comme nous n’appercevons pas ces rapports purement matériels ; comme ils ne font aucune impression au-dedans de nous-mêmes ; comme ils subsistent sans notre participation, & qu’après la mort ou avant la vie, ils existent & ne nous affectent point du tout, on ne peut pas dire qu’ils fassent partie de notre être : c’est donc l’organisation, la vie, l’ame, qui fait proprement notre existence. La matiere considérée sous ce point de vûe, en est moins le sujet que l’accessoire ; c’est une enveloppe étrangere dont l’union nous est inconnue & la présence nuisible ; & cet ordre de pensées qui constitue notre être, en est peut-être tout-à-fait indépendant. Il me semble que l’Historien de la nature accorde ici aux Métaphysiciens bien plus qu’ils n’oseroient lui demander. Quelle que soit la maniere dont nous penserons quand notre ame sera débarrassée de son enveloppe, & sortira de l’état de chrysalide ; il est constant que cette coque méprisable dans laquelle elle reste détenue pour un tems, influe prodigieusement sur l’ordre de pensées qui constitue son être ; & malgré les suites quelquefois très-fâcheuses de cette influence, elle n’en montre pas moins évidemment la sagesse de la providence, qui se sert de cet aiguillon pour nous rappeller sans cesse à la conservation de nous-mêmes & de notre espece.

Nous existons donc sans savoir comment, & nous pensons sans savoir pourquoi. Cette proposition me paroît évidente ; mais on peut observer, quant à la seconde partie, que l’ame est sujette à une sorte d’inertie, en conséquence de laquelle elle resteroit perpétuellement appliquée à la même pensée, peut être à la même idée, si elle n’en étoit tirée par quelque chose d’extérieur à elle qui l’avertit, sans toutefois prévaloir sur sa liberté. C’est par cette derniere faculté qu’elle s’arrête ou qu’elle passe légerement d’une contemplation à une autre. Lorsque l’exercice de cette faculté cesse, elle reste fixée sur la même contempla-