on peut dire qu’il l’est dans un sens plus étendu, parce que les idées qu’il se forme de la divinité, tendent indirectement à la renverser & à la détruire. En effet, Aristote nous représente Dieu comme le premier moteur de toutes choses : mais il veut en même tems que le mouvement que Dieu imprime à la matiere, ne soit pas l’effet de sa volonté, mais qu’il coule de la nécessité de sa nature ; doctrine monstrueuse qui ôte à Dieu la liberté, & au monde sa dépendance par rapport à son créateur. Car si Dieu est lié & enchaîné dans ses opérations, il ne peut donc faire que ce qu’il fait, & de la maniere dont il le fait, le monde est donc aussi éternel & aussi nécessaire que lui. D’un autre côté, le Dieu d’Aristote ne peut être immense ni présent par tout, parce qu’il est comme cloüé au ciel le plus élevé, où commence le mouvement, pour se communiquer de-là aux cieux inférieurs. Abysmé de toute éternité dans la contemplation de ses divines perfections, il ne daigne pas s’informer de ce qui se passe dans l’univers, il le laisse rouler au gré du hasard. Il ne pense pas même aux autres intelligences qui sont occupées, comme lui, à faire tourner les spheres auxquelles elles se sont attachées. Il est dans l’univers ce qu’un premier mobile est dans une machine : il donne le mouvement à tout, & il le donne nécessairement. Un Dieu si éloigné des hommes, ne peut être honoré par leurs prieres, ni appaisé par leurs sacrifices, ni punir le vice, ni récompenser la vertu. De quoi serviroit-il aux hommes d’honorer un Dieu qui ne les connoît pas, qui ne sait pas même s’ils existent, dont la providence est bornée à faire mouvoir le premier ciel où il est attaché ? Il en est de même des autres intelligences, qui contribuent au mouvement de l’univers, ainsi que les différentes parties d’une machine, où plusieurs ressorts sont subordonnés à un premier qui leur imprime le mouvement. Ajoûtez à cela qu’il croyoit nos ames mortelles, & qu’il rejettoit le dogme des peines & des récompenses éternelles ; ce qui étoit une suite, comme nous l’avons ci-dessus observé, de l’opinion monstrueuse qui faisoit de nos ames autant de portions de la divinité. Jugez après cela si Aristote pouvoit être fort dévot envers les dieux. N’est-il pas plaisant de voir que même dans les plus beaux siecles de l’Eglise, il y ait eu des hommes assez prévenus, & non moins impies qu’insensés, les uns pour élever les livres d’Aristote à la dignité de texte divin, les autres pour faire un regard de son portrait & de celui de J. C ? Dans les siecles suivans, & même depuis la renaissance des lettres en Italie, on n’a point hésité à mettre ce philosophe au nombre des bienheureux. Nous avons deux ouvrages exprès sur cette matiere, l’un attribué aux Théologiens de Cologne, & intitulé, du salut d’Aristote : l’autre composé par Lambert Dumont professeur en Philosophie, & publié sous ce titre : Ce qu’on peut avancer de plus probable touchant le salut d’Aristote, tant par des preuves tirées de l’Ecriture-sainte, que par des témoignages empruntés de la plus saine partie des Théologiens : tandis qu’il est constant par l’exposition de son système, qu’il n’a point eu d’idée saine de la divinité, & qu’il n’a nullement connu la nature de l’ame, ni son immortalité, ni la fin pour laquelle elle est née. On suppose dans ces deux ouvrages comme un principe clair & évident, qu’il a eu une connoissance anticipée de tous les mysteres du Christianisme, & qu’il a été rempli d’une force naturelle. A combien d’excès l’envie opiniâtre de christianiser les anciens Philosophes, n’a-t-elle point donné naissance ? Ceux qui auroient l’esprit tourné de ce côté là, ne feroient pas mal de lire l’excellent traité de Jean-Baptiste Crispus Italien, qui fleurissoit au commencement du XIVe. siecle. Ce traité est plein d’une critique sûre & delicate, & où le discernement de l’auteur brille à chaque page : il est intitulé, des Précautions qu’il faut prendre en étudiant les Philosophes payens.
Si Aristote a eu des temples, il s’est trouvé bien des infideles qui se sont moqués de sa divinité : les uns l’ont regardé comme le génie de la nature, & presque comme un dieu : mais les autres ont daigné à peine lui donner le titre de physicien. Ni les panegyristes, ni les critiques, n’en ont parlé comme ils devoient, les premiers ayant trop exageré le mérite de ce philosophe, & les autres l’ayant blâmé sans aucun ménagement. Le mépris qu’on a eu pour lui dans ces derniers siecles, vient de ce qu’au lieu des originaux, que personne ne lisoit, parce qu’ils étoient en grec, on consultoit les commentateurs arabes & scholastiques, entre les mains desquels on ne peut douter que ce Philosophe n’ait beaucoup perdu de ses traits. En effet ils lui ont prêté les idées les plus monstrueuses, & lui ont fait parler un langage inintelligible. Mais quelque tort que lui ayent fait tous ces écarts & toutes ces chimeres, au fond il n’en est point responsable. Un maître doit-il souffrir de l’extravagance de ses disciples ? Ceux qui ont lû ses ouvrages dans l’original, lui ont rendu plus de justice. Ils ont admiré en lui un esprit élevé, des connoissances variées, approfondies, & des vûes générales ; & si sur la Physique il n’a pas poussé les recherches aussi loin qu’on l’a fait aujourd’hui, c’est que cette science ne peut se perfectionner que par le secours des expériences, ce qui depend, comme l’on voit, du tems. J’avouerai cependant d’après le fameux Chancelier Bacon, que le défaut essentiel de la philosophie d’Aristote, c’est qu’elle accoûtume peu à peu à se passer de l’évidence, & à mettre les mots à la place des choses. On peut lui reprocher encore cette obscurité qu’il affecte partout, & dont il envelope ses matieres. Je ne puis mieux finir, ni faire connoître ce qu’on doit penser du mérite d’Aristote, qu’en rapportant ici l’ingénieux parallele que le P. Rapin en fait avec Platon, qu’on a toûjours regardé comme un des plus grands Philosophes. Voici à peu près comme il s’exprime : les qualités de l’esprit étoient extraordinaires dans l’un & dans l’autre : ils avoient le génie élevé & propre aux grandes choses. Il est vrai que l’esprit de Platon est plus poli ; & celui d’Aristote est plus vaste & plus profond. Platon a l’imagination vive, abondante, fertile en inventions, en idées, en expressions, en figures, donnant mille tours différens, mille couleurs nouvelles, & toutes agréables à chaque chose. Mais, après tout, ce n’est souvent que de l’imagination. Aristote est dur & sec en tout ce qu’il dit : mais ce sont des raisons que ce qu’il dit, quoiqu’il le dise sechement : sa diction, toute pure qu’elle est, a je ne sai quoi d’austere ; & ses obscurités naturelles ou affectées, dégoûtent & fatiguent les lecteurs. Platon est délicat dans tout ce qu’il pense & dans tout ce qu’il dit : Aristote ne l’est point du tout, pour être plus naturel ; son style est simple & uni, mais serré & nerveux. Celui de Platon est grand & élevé, mais lâche & diffus : celui-ci dit toûjours plus qu’il n’en faut dire ; celui-là n’en dit jamais assez, & laisse à penser toûjours plus qu’il n’en dit : l’un surprend l’esprit, & l’ébloüit par un caractere éclatant & fleuri ; l’autre l’éclaire & l’instruit par une méthode juste & solide ; & comme les raisonnemens de celui-ci sont plus droits & plus simples, les raisonnemens de l’autre sont plus ingénieux & plus embarrassés. Platon donne de l’esprit par la fecondité du sien, & Aristote donne du jugement & de la raison par l’impression du bon sens qui paroît dans tout ce qu’il dit. Enfin Platon ne pense le plus souvent qu’à bien dire, & Aristote ne pense qu’à bien penser, à creuser les matieres, à en rechercher les principes, & des principes tirer des conséquences infaillibles ; au lieu que Platon, en se donnant plus de liberté, embellit son discours & plaît d’avantage : mais par la trop grande envie qu’il a de plaire, il se laisse trop emporter à son éloquen-