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ce ; il est figuré en tout ce qu’il dit. Aristote se possede toûjours ; il appelle les choses tout simplement par leur nom : comme il ne s’éleve point, & qu’il ne s’égare jamais, il est aussi moins sujet à tomber dans l’erreur, que Platon, qui y fait tomber tous ceux qui s’attachent à lui ; car il séduit par sa maniere d’instruire qui est trop agréable. Mais quoique Platon ait excellé dans toutes les parties de l’éloquence, qu’il ait été un orateur parfait au sentiment de Longin, & qu’Aristote ne soit nullement éloquent, ce dernier donne pour l’ordinaire du fond & du corps au discours, pendant que l’autre n’y donne que la couleur & la grace.

Lorsque les injustes persécutions des prêtres de Cerès contraignirent Aristote de se retirer à Chalcis, il nomma Théophraste pour son successeur, & lui légua tous ses manuscrits. Ce philosophe joüit toute sa vie d’une très-grande réputation : on comparoit la douceur de son éloquence à celle du vin de Lesbos, qui étoit sa patrie. Né doux & obligeant, il parloit avantageusement de tout le monde ; & les gens de lettres, surtout, trouvoient dans sa générosité un appui aussi sûr que prévenant. Il savoit faire valoir leur mérite lors même qu’ils l’oublioient, ou plûtôt qu’ils sembloient l’ignorer par un excès de modestie. Pendant que Théophraste se distinguoit ainsi à Athènes, Sophocle fils d’Amphictide porta une loi, par laquelle il étoit défendu à tous les philosophes d’enseigner publiquement sans une permission expresse du sénat & du peuple. La peine de mort étoit même décernée contre tous ceux qui n’obéiroient point à ce reglement. Les philosophes indignés d’un procédé si violent, se retirerent tous d’Athènes, & laisserent le champ libre à leurs rivaux & à leurs ennemis, je veux dire aux rhéteurs & aux autres savans d’imagination. Tandis que ces derniers joüissoient de leur triomphe, un certain Philon qui avoit été ami d’Aristote, & qui faisoit profession d’ignorer les beaux arts, composa une apologie en faveur des philosophes retirés. Cette apologie fut attaquée par Démocharès, homme accrédité, & fils d’une sœur de Démosthene. L’amere critique n’étoit point épargnée dans sa réfutation, & il faisoit surtout un portrait odieux de tous les philosophes qui vivoient alors ; & d’autant plus odieux, qu’il étoit moins ressemblant. Ce qu’il croyoit devoir servir à sa cause, la gâta, & la perdit sans ressource : le peuple revenu de sa premiere chaleur, abolit l’indécente loi de Sophocle, & le condamna lui-même à une amende de cinq talens. Les jours tranquilles revinrent à Athenes, & avec eux la raison ; les philosophes recommencerent leurs exercices.

Le Lycée perdit beaucoup par la mort de Théophraste : mais quoique déchu de son ancienne splendeur, on continua toûjours d’y enseigner. Les professeurs furent Démétrius de Phalere, Straton surnommé le Physicien, Lycon, Ariston de l’île de Cea, Critolaüs, & Diodore qui vécut sur la fin de la cent soixantieme olympiade. Mais de tous ces professeurs, il n’y eut que Straton qui donna quelque chose de nouveau, & qui attira sur lui les regards des autres philosophes ; car pour ceux que je viens de nommer, on ne sait d’eux que leur nom, l’époque de leur naissance, celle de leur mort, & qu’ils ont été dans le Lycée les successeurs d’Aristote.

Straton ne se piqua point de suivre le pur péripatéticisme. Il y fit des innovations : il renversa le dogme de l’existence de Dieu. Il ne reconnut d’autre puissance divine que celle de la nature ; & sans trop éclaircir ce que ce pouvoit être au fond que cette nature, il la regardoit comme une force répandue par-tout & essentielle à la matiere, une espece de sympathie qui lie tous les corps & les tient dans l’équilibre ; comme une puissance, qui sans se décom-

poser

elle-même, a le secret merveilleux de varier les êtres à l’infini ; comme un principe d’ordre & de régularité, qui produit éminemment tout ce qui peut se produire dans l’univers. Mais y a-t-il rien de plus ridicule que de dire qu’une nature qui ne sent rien, qui ne connoît rien, se conforme parfaitement à des lois éternelles ; qu’elle a une activité qui ne s’écarte jamais des routes qu’il faut tenir ; & que dans la multitude des facultés dont elle est doüée, il n’y en a point qui ne fasse ses fonctions avec la derniere régularité ? Conçoit-on des lois qui n’ont pas été établies par une cause intelligente ? en conçoit-on qui puissent être exécutées régulierement par une cause qui ne les connoît point, & qui ne sait pas même qu’elle soit au monde ? c’est-là, métaphysiquement parlant, l’endroit le plus foible du Stratonisme. C’est une objection insoluble, un écueil dont il ne peut se tirer. Tous les athées qui sont venus après Straton ébloüis par des discours dont le détail est séduisant, quoique frivole, ont embrassé son système. C’est ce système surtout que Spinosa a renouvellé de nos jours, & auquel il a donné l’apparence d’une forme géométrique, pour en imposer plus facilement à ceux qui ont l’imprudence de se laisser prendre dans les piéges qu’il leur prépare. Entre ces deux systèmes, je ne vois d’autre différence, sinon que Spinosa ne faisoit de tout l’univers qu’une seule substance, dogme qu’il avoit emprunté de Xenophanes, de Melissus, & de Parmenides ; au lieu que Straton reconnoissoit autant de substances qu’il y avoit de molécules dans la matiere. A cela près, ils pensoient précisément la même chose. Voyez l’article Spinosisme, & celui d’Hylozoisme, où le système de Straton est plus développé.

Des restaurateurs de la philosophie d’Aristote. Jamais on n’a tant cultivé la philosophie que sous les empereurs Romains : on la voyoit sur le throne comme dans les chaires des sophistes. Ce goût semble d’abord annoncer des progrès rapides : mais en lisant l’histoire de ces tems-là, on est bientôt détrompé. Sa décadence suivit celle de l’empire Romain, & les barbares ne porterent pas moins le dernier coup à celle-là qu’à celui-ci. Les peuples croupirent long-tems dans l’ignorance la plus crasse ; une dialectique dont la finesse consistoit dans l’équivoque des mots & dans des distinctions qui ne signifioient rien, étoit alors seule en honneur. Le vrai génie perce ; & les bons esprits, dès qu’ils se replient sur eux-mêmes, apperçoivent bien-tôt si on les a mis dans le vrai chemin qui conduit à la vérité. A la renaissance des lettres quelques savans instruits de la langue greque, & connoissant la force du Latin, entreprirent de donner une version exacte & correcte des ouvrages d’Aristote, dont ses disciples même disoient beaucoup de mal, n’ayant entre les mains que des traductions barbares, & qui représentoient plûtôt l’esprit tudesque des traducteurs, que le beau génie de ce philosophe. Cela ne suffisoit point pourtant pour remédier entierement au mal. Il falloit rendre communs les ouvrages d’Aristote ; c’étoit le devoir des princes, puisqu’il ne s’agissoit plus que de faire certaines dépenses. Leur empressement répondit à l’utilité : ils firent venir à grands frais de l’orient plusieurs manuscrits, & les mirent entre les mains de ceux qui étoient versés dans la langue Greque pour les traduire. Paul V. s’acquit par-là beaucoug de gloire. Personne n’ignore combien les lettres doivent à ce pontife : il aimoit les savans, & la philosophie d’Aristote surtout avoit beaucoup d’attraits pour lui. Les savans se multiplierent, & avec eux les versions : on recouroit aux interpretes sur les endroits difficiles à entendre. Jusques-là on n’avoit consulté qu’Averroès ; c’étoit-là qu’alloient se briser toutes les disputes des savans. On le trouva dans la suite