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ceux qui s’adonnoient à ces misérables subtilités scholastiques, qui consistent plus dans les mots que dans les choses. Ils développerent avec beaucoup d’art la vanité de cette méthode. Leurs leçons en corrigerent quelques-uns : mais il restoit un certain levain qui se fit sentir pendant long-tems. Quelques théologiens même gâterent leurs livres, en y mêlant de ces sortes de subtilités à des bons raisonnemens, qui font d’ailleurs connoître la solidité de leur esprit. Il arriva ce qui arrive toûjours ; on passe d’une extrémité à une autre : on voulut se corriger de ne dire que des mots, & on voulut ne dire que des choses, comme si les choses pouvoient se dire clairement, sans suivre une certaine méthode. C’est l’extrémité où donna Luther ; il voulut bannir toute scholastique de la Théologie. Jérome Angeste, docteur de Paris, s’éleva contre lui, & lui démontra que ce n’étoit pas les syllogismes qui par eux-mêmes étoient mauvais, mais l’usage qu’on en faisoit. Quelqu’un dira-t-il en effet que la méthode géométrique est vicieuse, & qu’il faut la bannir du monde, parce que Spinosa s’en est servi pour attaquer l’existence du Dieu que la raison avoüe ? Faut-il, parce que quelques théologiens ont abusé de la scholastique, la bannir ? L’expérience, depuis Luther, nous a appris qu’on pouvoit s’en servir utilement ; il pouvoit lui-même s’en convaincre en lisant S. Thomas. La définition de l’Eglise a mis d’ailleurs cette question hors de dispute. Selon Bruker, cette définition de l’Eglise pour maintenir la Théologie scholastique, fit du tort à la bonne Philosophie ; il se trouva par-là que tandis que dans toutes les universités qui n’obéissoient plus à la cour de Rome, on dictoit une Philosophie raisonnable, dans celles au contraire qui n’avoient osé secoüer le joug, la barbarie y régnoit toûjours. Mais il faut être bien aveuglé par les préjugés pour penser pareille chose. Je croi que l’université de Paris a été la premiere à dicter la bonne Philosophie ; & pour remonter à la source, n’est-ce pas notre Descartes qui le premier a marqué la route qui conduit à la bonne Philosophie ? Quel changement fit donc Luther dans la Philosophie ? il n’écrivit que sur des points de Théologie. Suffit-il d’être hérétique pour être bon philosophe ? Ne trouvons-nous pas une bonne Philosophie dans les Mémoires de l’Académie ? il n’y a pourtant rien que l’Eglise Romaine ne puisse avoüer. En un mot, les grands philosophes peuvent être très-bons catholiques. Descartes, Gassendi, Varignon, Malbranche, Arnaud, & le célebre Pascal, prouvent cette vérité mieux que toutes nos raisons. Si Luther & les Protestans n’en veulent précisément qu’à la Théologie scholastique, on va voir par ceux dont nous allons parler si leur opinion a le moindre fondement.

A la tête des scholastiques, nous devrions mettre sans doute S. Thomas & Pierre Lombard ; mais nous parlons d’un tems beaucoup plus récent : nous parlons ici des scholastiques qui vivoient vers le tems de la célébration du concile de Trente.

Dominique Soto fut un des plus célebres ; il naquit en Espagne de parens pauvres ; sa pauvreté retarda le progrès de ses études ; il fut étudier à Alcala de Naris ; il eut pour maître le célebre Thomas de Villa-Nova ; de-là il vint à Paris, où il prit le bonnet de Docteur ; il repassa en Espagne & prit l’habit de S. Dominique à Burgos ; peu de tems après, il succéda à Thomas de S. Victor dans une chaire de professeur à Salamanque : il s’acquit une si grande réputation, que Charles V. le députa au concile de Trente pour y assister en qualité de Théologien. La cour & la vûe des grands le fatiguerent ; la chaire de professeur avoit beaucoup plus d’attraits pour lui ; aussi revint-il en faire les fonctions, & il mourut peu de tems après. Outre les livres de Théologie qui le

rendirent si fameux, il donna des commentaires sur Aristote & sur Porphyre : il donna aussi en 7 livres un traité du Droit & de la Justice, où on trouve d’excellentes choses & des raisonnemens qui marquent un esprit très-fin ; il eut pour disciple François Folet, dont nous parlerons dans la suite.

François de S. Victor vivoit à peu près vers le tems de Dominique Soto ; il naquit au pays des Cantabres ; il fit ses études à Paris, où il prit aussi l’habit de S. Dominique ; on l’envoya professer la Théologie à Salamanque, où il se rendit très-célebre ; il y composa entre autres ouvrages, ses livres sur la puissance civile & ecclésiastique : plusieurs assûrent qu’ils ont beaucoup servi à Grotius pour faire son droit de la guerre & de la paix ; le vengeur de Grotius paroît lui-même en convenir. On trouve en effet beaucoup de vûes dans ce traité, & beaucoup d’idées qui sont si analogues à certaines de Grotius, qu’il seroit difficile qu’elles ne les eussent point occasionnées.

Bannés fut encore un des plus célebres Théologiens de l’université de Salamanque ; il étoit subtil, & ne trouvoit pour l’ordinaire dans les peres de l’Eglise, que ce qu’il avoit pensé auparavant ; desorte que tout paroissoit se plier à ses sentimens. Il soûtenoit de nouvelles opinions, croyant n’avoir d’autre mérite que de les avoir découvertes dans les Peres : presque tout le monde le regarde comme le premier inventeur de la prémotion physique, excepté l’école de S. Thomas qui l’attribue à S. Thomas même : mais en vérité, je voudrois bien savoir pourquoi les Dominiquains s’obstinent à refuser à Bannés le mérite de les exercer depuis long-tems. Si S. Thomas est le premier inventeur de la prémotion physique, elle n’en acquerra pas plus de certitude que si c’étoit Bannés : ce ne sont pas les hommes qui rendent les opinions bonnes. mais les raisons dont ils les défendent ; & quoi qu’en disent toutes les différentes écoles, les opinions qu’elles défendent ne doivent leur origine ni à la tradition écrite ni à la tradition orale ; il n’y en a pas une qui ne porte le nom de son auteur, & par consequent le caractere de nouveauté ; tous pourtant vont chercher des preuves dans l’Ecriture & dans les Peres, qui n’ont jamais eu la premiere idée de leurs sentimens. Ce n’est pas que je trouve mauvais qu’on parle de l’Ecriture dans ces questions théologiques ; mais je voudrois seulement qu’on s’attachât à faire voir que ce qui est dans l’Ecriture & dans les Peres ne s’oppose nullement à la nouvelle opinion qu’on veut défendre. Il est juste que ce qu’on défend ne contredise point l’Ecriture & les Peres ; & quand je dis les Peres, je parle d’eux entant qu’ils constatent la tradition, & non quant à leurs opinions particulieres ; parce qu’enfin je ne suis pas obligé d’être platonicien avec les premiers peres de l’Eglise. Toutes les écoles devroient dire : voici une nouvelle opinion qui peut être défendue, parce qu’elle ne contredit point l’Ecriture & les Peres ; & non perdre le tems à faire dire aux passages ce qu’ils ne peuvent pas dire. Il seroit trop long de nommer ici tous les théologiens que l’ordre de S. Dominique a produits : tout le monde sait que de tout tems cet ordre a fait de la Théologie sa principale étude ; & en cela ils suivent l’esprit de leur institution : car il est certain que S. Dommique leur fondateur, étoit plus prédicateur controversiste, que prédicateur de morale ; & il ne s’associa des compagnons que dans cette vûe. L’ordre de S. François a eu des scholastiques fort célebres ; le premier de tous est le fameux Scot, surnommé le docteur subtil. Il faisoit consister son mérite à contredire en tout S. Thomas : on ne trouve chez lui que de vaines subtilités, & une métaphysique que tout homme de bon sens rejette ; il est pourtant à la tête de l’école de S. François : Scot chez les Cordeliers est une autorité respectable. Il y a plus : il