barbare ; & le goût étant devenu plus pur, les gens d’esprit chercherent un interprete plus poli & plus élégant. Ils choisirent donc Alexandre, qui passoit dans le Lycée pour l’interprete le plus pur & le plus exact. Averroès & lui étoient sans difficulté les deux chefs du Péripatéticisme, & ils avoient contribué à jetter un grand éclat sur cette secte : mais leurs dogmes sur la nature de l’ame n’étoient pas orthodoxes ; car Alexandre la croyoit mortelle ; Averroès l’avoüoit à la vérité immortelle, mais il n’entendoit parler que d’une ame universelle, & à laquelle tous les hommes participent. Ces opinions étoient fort répandues du tems de S. Thomas, qui les réfuta avec force. La secte d’Averroès prit le dessus en Italie. Léon X. souverain pontife crut devoir arrêter le cours de ces deux opinions si contraires aux dogmes du christianisme. Il fit condamner comme impie la doctrine d’Averroès dans le concile de Latran, qu’il avoit assemblé. « Comme de nos jours, dit ce souverain pontife, ceux qui sement l’ivraie dans le champ du Seigneur, ont répandu beaucoup d’erreurs, & en particulier sur la nature de l’ame raisonnable, disant qu’elle est mortelle, ou qu’une seule & même ame anime les corps de tous les hommes ; ou que d’autres, retenus un peu par l’Evangile, ont osé avancer qu’on pouvoit défendre ces sentimens dans la philosophie seulement, croyant pouvoir faire un partage entre la foi & la raison : Nous avons cru qu’il étoit de notre vigilance pastorale d’arrêter le progrès de ces erreurs. Nous les condamnons, le saint concile approuvant notre censure, & nous définissons que l’ame raisonnable est immortelle ; & que chaque homme est animé par une ame qui lui est propre, distinguée individuellement des autres ; & comme la vérité ne sauroit être opposée à elle-même, nous défendons d’enseigner quelque chose de contraire aux vérités de l’Evangile. » Les docteurs crurent que les foudres de l’église ne suffisoient pas pour faire abandonner aux savans ces opinions dangereuses. Ils leur opposerent donc la philosophie de Platon, comme très-propre à remédier au mal ; d’autres pour qui la philosophie d’Aristote avoit beaucoup d’attraits, & qui pourtant respectoient l’Evangile, voulurent la concilier avec celle de Platon. D’autres enfin adoucissoient les paroles d’Aristote, & les plioient aux dogmes de la religion. Je crois qu’on ne sera pas fâché de trouver ici ceux qui se distinguerent le plus dans ces sortes de disputes.
Parmi les Grecs qui abandonnerent leur patrie, & qui vinrent, pour ainsi-dire, transplanter les lettres en Italie, Theodore Gaza fut un des plus célebres ; il étoit instruit de tous les sentimens des différentes sectes de philosophie ; il étoit grand Medecin, profond Théologien, & surtout très-versé dans les Belles-lettres. Il étoit de Thessalonique : les armes victorieuses d’Amurat qui ravageoit tout l’orient, le firent refugier en Italie. Le cardinal Bessarion le reçût avec amitié, & l’ordonna prêtre. Il traduisit l’histoire des animaux d’Aristote, & les problèmes de Theophraste sur les plantes. Ses traductions lui plaisoient tant, qu’il prétendoit avoir rendu en aussi beau Latin Aristote, que ce philosophe avoit écrit lui-même en Grec. Quoiqu’il passe pour un des meilleurs traducteurs, il faut avoüer avec Erasme, qu’on remarque dans son latin un tour grec, & qu’il se montre un peu trop imbu des opinions de son siecle. Cosme de Médicis se joignit au cardinal Bessarion, pour lui faire du bien. Comblé de leurs bienfaits, il auroit pû mener une vie agréable & commode : mais l’œconomie ne fut jamais son défaut ; l’avidité de certains petits Grecs & des Brutiens ne lui laissa jamais dequoi parer aux coups de la fortune. Il fut réduit à une extrème pauvreté ; & ce fut alors que pour soulager sa misere, il traduisit l’histoire des animaux, dont j’ai
déja parlé. Il la dédia à Sixte IV. Toutes les espérances de sa fortune étoient fondées sur cette dédicace : mais il fut bien trompé ; car il n’en eut qu’un présent d’environ cent pistoles. Il en conçût une si grande indignation, & fut si outré que de si pénibles & si utiles travaux fussent aussi mal payés, qu’il en jetta l’argent dans le Tibre. Il se retira chez les Brutiens, où il seroit mort de faim, si le duc de Ferrare ne lui avoit pas donné quelques secours. Il mourut peu de tems après dévoré par le chagrin, laissant un exemple mémorable des revers de la fortune.
George de Trebizonde s’adonna, ainsi que Gaza, à la Philosophie des Péripatéticiens. Il étoit Crétois de naissance, & ne se disoit de Trebizonde que parce que c’étoit la patrie de ses ancêtres paternels. Il passa en Italie pendant la tenue du concile de Florence, & lorsqu’on traitoit de la réunion des Grecs avec les Latins. Il fut d’abord à Venise, d’où il passa à Rome, & y enseigna la Rhétorique & la Philosophie. Ce fut un des plus zélés défenseurs de la Philosophie péripatéticienne ; il ne pouvoit souffrir tout ce qui y donnoit la moindre atteinte. Il écrivit avec beaucoup d’aigreur & de fiel contre ceux de son tems qui suivoient la Philosophie de Platon. Il s’attira par-là beaucoup d’ennemis. Nicolas V. son protecteur, désapprouva sa conduite, malgré la pente qu’il avoit pour la Philosophie d’Aristote. Son plus redoutable adversaire fut le cardinal Bessarion, qui prit la plume contre lui, & le réfuta sous le nom de calomniateur de Platon. Il eut pourtant une ennemi encore plus à craindre que le cardinal Bessarion ; ce fut la misere & la pauvreté : cette dispute, malheureusement pour lui, coupa tous les canaux par où lui venoient les vivres. La plume d’un savant, si elle ne doit point être dirigée par les gens riches, doit au moins ne pas leur être desagréable : il faut d’abord assûrer sa vie avant de philosopher ; semblables en cela aux Astronomes, qui quand ils doivent extremement lever la tête pour observer les astres, assûrent auparavant leurs piés. Il mourut ainsi martyr du Péripatéticisme. La postérité lui pardonne plus aisément ses injures contre les Platoniciens de son tems, que son peu d’exactitude dans ses traductions. En effet, l’attention, l’érudition, & qui plus est, la bonne foi, manquent dans ses traductions des lois de Platon, & de l’histoire des animaux d’Aristote. Il prenoit même souvent la liberté d’ajoûter au texte, de le changer, ou d’omettre quelque chose d’intéressant, comme on peut s’en convaincre par la traduction qu’il nous a donnée d’Eusebe.
On a pû voir jusqu’ici que les savans étoient partagés à la renaissance des lettres entre Platon & Aristote. Les deux partis se firent une cruelle guerre. Les sectateurs de Platon ne pûrent souffrir que leur maître, le divin Platon, trouvât un rival dans Aristote : ils pensoient que la seule barbarie avoit pû donner l’empire à sa Philosophie, & que depuis qu’un nouveau jour luisoit sur le monde savant, le Péripatéticisme devoit disparoitre. Les Péripatéticiens de leur côté ne défendoient pas leur maître avec moins de zele : on fit des volumes de part & d’autre, où vous trouverez plus aisément des injures que de bonnes raisons ; ensorte que si dans certains vous changiez le nom des personnes, au lieu d’être contre Aristote, vous le trouveriez contre Platon ; & cela parce que les injures sont communes à toutes les sectes, & que les défenseurs & les aggresseurs ne peuvent différer entr’eux, que lorsqu’ils donnent des raisons.
Des Philosophes récens Aristotélico-scholastiques. Les disputes de ces savans atrabilaires, dont nous venons de parler, n’apprenoient rien au monde : elles paroissoient au contraire devoir le replonger dans la barbarie d’où il étoit sorti depuis quelque tems. Plusieurs savans firent tous leurs efforts pour détourner