Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/730

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que-là : heureux si dans la suite, il n’avoit pas fait un crime à l’Eglise entiere de la folie d’un particulier, qu’elle a desavoüée dans tous les tems, comme elle desavoue tous les jours les extravagances que font des zélés ! Il finit ses études à l’âge de dix-sept ans, & se mit à expliquer, en particulier aux enfans, Térence & Virgile : quelque tems après on le chargea d’une harangue, ce qui lui fit lire attentivement Cicéron & Tite-Live ; il s’en acquitta en homme de beaucoup d’esprit, & qui s’étoit nourri des meilleurs auteurs. Mais ce qui surprit le plus Mélancthon, qui étoit, comme je l’ai déjà dit, d’un caractere fort doux, c’est lorsqu’il vit pour la premiere fois les disputes des différentes sectes ; alors celles des Nominaux & des Réels fermentoient beaucoup : après plusieurs mauvaises raisons de part & d’autre, & cela parce qu’on n’en sauroit avoir de bonnes là-dessus, les meilleurs poignets restoient victorieux ; tous d’un commun accord dépouilloient la gravité philosophique, & se battoient indécemment : heureux si dans le tumulte quelque coup bien appliqué avoit pû faire un changement dans leur tête ; car si, comme le remarque un homme d’esprit, un coup de doigt d’une nourrice pouvoit faire de Pascal un sot, pourquoi un sot trépané ne pourroit-il pas devenir un homme d’esprit ? Les Accoucheurs de ce tems-là n’étoient pas sans doute si habiles qu’à présent, & je crois que le long triomphe d’Aristote leur est dû. Mélancthon fut appellé par l’électeur de Saxe, pour être professeur en Grec. L’erreur de Luther faisoit alors beaucoup de progrès ; Mélancthon connut ce dangereux hérésiarque ; & comme il cherchoit quelque chose de nouveau, parce qu’il sentoit bien que ce qu’on lui avoit appris n’étoit pas ce qu’il falloit savoir, il avala le poison que lui présenta Luther ; il s’égara. C’est avec raison qu’il cherchoit quelque chose de nouveau : mais ce ne devoit être qu’en Philosophie ; ce n’étoit pas la religion qui demandoit un changement ; on ne fait point une nouvelle religion comme on fait un nouveau système. Il ne peut même y avoir une réforme sur la religion ; elle présente des choses si extraordinaires à croire, que si Luther avoit eu droit de la réformer, je la réformerois encore, parce que je me persuaderois aisément qu’il a oublié bien des choses : ce n’est que parce que je sai qu’on ne peut y toucher, que je m’en tiens à ce qu’on me propose. Mélancthon, depuis sa connoissance avec Luther, devint sectaire & un sectaire ardent, & par conséquent son esprit sut enveloppé du voile de l’erreur ; ses vûes ne pûrent plus s’étendre comme elles auroient fait s’il ne s’étoit pas livré à un parti : il prêchoit, il catéchisoit, il s’intriguoit, & enfin il n’abandonna Aristote en quelque chose, que pour suivre Luther, qui lui étoit d’autant moins préférable qu’il attaquoit plus formellement la religion. Luther répandit quelques nuages sur l’esprit de Mélancthon, à l’occasion d’Aristote ; car il ne rougit pas après les leçons de Luther, d’appeller Aristote un vain sophiste : mais il se réconcilia bientôt ; & malgré les apologies qu’il fit du sentiment de Luther, il contribua beaucoup à rétablir la Philosophie parmi les Protestans. Il s’apperçût que Luther condamnoit plûtôt la Scholastique que la Philosophie ; ce n’étoit pas en effet aux Philosophes que cet hérésiarque avoit à faire, mais aux Théologiens ; & il faut avoüer qu’il s’y étoit bien pris en commençant par rendre leurs armes odieuses & méprisables. Mélancthon détestoit toutes les autres sectes des philosophes, le seul Péripatétisme lui paroissoit soûtenable ; il rejettoit également le Stoïcisme, le Scepticisme & l’Epicuréisme. Il recommandoit à tout le monde la lecture de Platon, à cause de l’abondance qui s’y trouve, à cause de ce qu’il dit sur la nature de Dieu, & de sa belle diction : mais il préféroit Aristote pour l’ordre & pour la méthode.

Il écrivit la vie de Platon & celle d’Aristote ; on pourra voir aisément son sentiment en les lisant : je crois qu’on ne sera pas fâché que je transcrive ici quelques traits tirés de ses harangues, elles sont rares ; & d’ailleurs on verra de quelle façon s’exprimoit cet homme si fameux, & dont les discours ont fait tant d’impression : Cum eam, dit-il, quam toties Plato proedicat methodum, non sæpè adhibeat, & evagetur aliquando liberius in disputando, quædam etiam figuvis involvat, ac volens occultet, denique cum rarò pronuntiet quid sit sentiendum ; assentior adolescentibus potius proponendum esse Aristotelem, qui artes, quas tradit, explicat integras, & methodum simpliciorem, seu filum ad regendum lectorem adhibet, & quid sit sentiendum plerumque pronuntiat : hoecin docentibus ut requirantur multæ causæ graves sunt ; ut enim satis dentibus draconis à Cadmo seges exorta est armatorum, qui inter se ipsi dimicarunt ; ita, si quis serat ambiguas opiniones, exoriuntur inde variæ ac perniciosæ dissensiones. Et un peu après, il dit qu’en se servant de la méthode d’Aristote, il est facile de réduire ce qui dans Platon seroit extrèmement long. Aristote, nous dit-il ailleurs, a d’autres avantages sur Platon ; il nous a donné un cours entier ; ce qu’il commence, il l’acheve. Il reprend les choses d’aussi haut qu’on puisse aller, & vous mene fort loin. Aimons, conclut-il, Platon & Aristote ; le premier à cause de ce qu’il dit sur la politique, & à cause de son élégance ; le second, à cause de sa méthode : il faut pourtant les lire tous les deux avec précaution, & bien distinguer ce qui est contraire à la doctrine que nous lisons dans l’Evangile, Nous ne saurions nous passer d’Aristote dans l’Eglise, dit encore Mélancthon, parce que c’est le seul qui nous apprenne à définir, à diviser & à juger ; lui seul nous apprend même à raisonner ; or dans l’Eglise tout cela n’est-il pas nécessaire ? Pour les choses de la vie, n’avons-nous pas besoin de bien des choses que la Physique seule nous apprend ? Platon en parle, à la vérité : mais on diroit que c’est un prophete qui annonce l’avenir, & non un maître qui veut instruire ; au lieu que dans Aristote, vous trouvez les principes, & il en tire lui-même les conséquences. Je demande seulement, dit Mélancthon, qu’on s’attache aux choses que dit Aristote, & non aux mots, qu’on abandonne ces vaines subtilités, & qu’on ne se serve de distinctions que lorsqu’elles seront nécessaires pour faire sentir que la difficulté ne regarde point ce que vous defendez ; au lieu que communément on distingue afin de vous faire perdre de vûe ce qu’on soûtient : est-ce le moyen d’éclaircir les matieres ? Nous en avons, je crois, assez dit pour démontrer que ce n’est pas sans raison que nous avons compris Mélancthon au nombre de ceux qui ont rétabli la philosophie d’Aristote. Nous n’avons pas prétendu donner sa vie ; elle renferme beaucoup plus de circonstances intéressantes que celles que nous avons rapportées : c’est un grand homme, & qui a joüé un très-grand rôle dans le monde : mais sa vie est très-connue, & ce n’étoit pas ici le lieu de l’écrire.

Nicolas Taureill a été un des plus célebres philosophes parmi les Protestans, il naquit de parens dont la fortune ne faisoit pas espérer à Taureill une éducation telle que son esprit la demandoit : mais la facilité & la pénétration qu’on apperçût en lui, fit qu’on engagea le duc de Virtemberg à fournir aux frais. Il fit des progrès extraordinaires, & jamais personne n’a moins trompé ses bienfaiteurs que lui. Les différends des Catholiques avec les Protestans l’empêcherent d’embrasser l’état ecclésiastique. Il se fit Medecin, & c’est ce qui arrêta sa fortune à la cour de Virtemberg. Le duc de Virtemberg desiroit l’avoir auprès de lui, pour lui faire défendre le parti de la réforme qu’il avoit embrassé, & c’est en partie