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pour cela qu’il avoit fourni aux frais de son éducation : mais on le soupçonna de pencher pour la confession d’Ausbourg ; peut-être n’étoit-il pour aucun parti : de quelque religion qu’il fût, cela ne fait rien à la Philosophie. Voilà pourquoi nous ne discutons pas cet article exactement. Après avoir professé long-tems la Medecine à Bâle, il passa à Strasbourg ; & de cette ville, il revint à Bâle pour y être professeur de Morale. De-là il repassa en Allemagne où il s’acquit une grande réputation : son école étoit remplie de Barons & de Comtes, qui venoient l’entendre. Il étoit si desintéressé, qu’avec toute cette réputation & ce concours pour l’écouter, il ne devint pas riche. Il mourut de la peste, âgé de cinquante-neuf ans. Ce fut un des premiers hommes de son tems ; car il osa penser seul, & il ne se laissa jamais gouverner par l’autorité : on découvre par tous ses écrits une certaine hardiesse dans ses pensées & dans ses opinions. Jamais personne n’a mieux saisi une difficulté, & ne s’en est mieux servi contre ses adversaires, qui communément ne pouvoient pas tenir contre lui. Il fut grand ennemi de la philosophie de Cæsalpin : on découvre dans tous ses écrits qu’il étoit fort content de ce qu’il faisoit ; l’amour propre s’y montre un peu trop à découvert, & on y apperçoit quelquefois une présomption insupportable. Il regardoit du haut de son esprit tous les philosophes qui l’avoient précédé, si on en excepte Aristote & quelques anciens. Il examina la philosophie d’Aristote, & il y apperçut plusieurs erreurs ; il eut le courage de les rejetter, & assez d’esprit pour le faire avec succès. Il est beau de lui entendre dire dans la préface de la méthode de la Medecine de prédiction, car tel est le titre du livre : « Je m’attache à venger la doctrine de Jesus-Christ, & je n’accorde à Aristote rien de ce que Jesus-Christ paroît lui refuser : je n’examine pas même ce qui est contraire à l’Evangile, parce qu’avant tout examen, je suis assûré que cela est faux ». Tous les philosophes devroient avoir dans l’esprit que leur philosophie ne doit point être opposée à la religion ; toute leur raison doit s’y briser, parce que c’est un édifice appuyé sur l’immuable vérité. Il faut avoüer qu’il est difficile de saisir son système philosophique. Je sai seulement qu’il méprisoit beaucoup tous les commentateurs d’Aristote, & qu’il avoue que la philosophie péripatéticienne lui plaisoit beaucoup, mais corrigée & rendue conforme à l’Evangile ; c’est pourquoi je ne crois pas qu’on doive l’effacer du catalogue des Péripatéticiens, quoiqu’il l’ait réformée en plusieurs endroits. Un esprit aussi hardi que le sien ne pouvoit manquer de laisser échapper quelques paradoxes : ses adversaires s’en sont servis pour prouver qu’il étoit athée : mais en vérité, le respect qu’il témoigne par-tout à la religion, & qui certainement n’étoit point simulé, doit le mettre à l’abri d’une pareille accusation. Il ne prévoyoit pas qu’on pût tirer de pareilles conséquences des principes qu’il avançoit ; car je suis persuadé qu’il les auroit retractés, ou les auroit expliqués de façon à satisfaire tout le monde. Je crois qu’on doit être fort reservé sur l’accusation d’athéïsme ; & on ne doit jamais conclurre sur quelques propositions hasardées, qu’un homme est athée : il faut consulter tous ses ouvrages ; & l’on peut assûrer que s’il l’est réellement, son impiété se fera sentir par tout.

Michel Piccart brilloit vers le tems de Nicolas Taureill ; il professa de bonne heure la Logique, & s’y distingua beaucoup ; il suivit le torrent, & fut péripatéticien. On lui confia après ses premiers essais, la chaire de Méthaphysique & de Poësie, cela paroit assez disparat, & je n’augure guere bien d’un tems où on donne une chaire pour la poësie à un Péripatéticien : mais enfin il étoit peut-être le meilleur dans ce tems-là, & il n’y a rien à dire, lorsqu’on vaut mieux

que tous ceux de son tems. Je ne comprends pas comment dans un siecle où on payoit si bien les savans, Piccart fût si pauvre ; car il luta toute sa vie contre la pauvreté ; & il fit bien connoître par sa conduite que la philosophie de son cœur & de son esprit valoit mieux que celle qu’il dictoit dans les écoles. Il fit un grand nombre d’ouvrages, & tous fort estimés de son vivant. Nous avons de lui cinquante & une dissertations, où il fait connoître qu’il possédoit Aristote supérieurement. Il fit aussi le manuel de la philosophie d’Aristote, qui eut beaucoup de cours : la réputation de Piccart subsiste encore ; &, ce qui ne peut guere se dire des ouvrages de ce tems-là, on trouve à profiter dans les siens.

Corneille Martini naquit à Anvers ; il y fit ses études, & avec tant de distinction, qu’on l’attira immédiatement après à Amsterdam, pour y professer la Philosophie. Il étoit subtil, capable d’embarrasser un homme d’esprit, & se tiroit aisément de tout en bon Péripatéticien. Le duc de Brunswic jetta les yeux sur lui, pour l’envoyer au colloque de Ratisbone. Gretzer qui étoit aussi député à ce colloque pour le parti des Protestans, trouva mauvais qu’on lui associât un professeur de Philosophie, dans une dispute où on ne devoit agiter que des questions de Théologie ; c’est ce qui lui fit dire lorsqu’il vit Martini dans l’assemblée, quid Saül inter prophetas quærit ? A quoi Martini répondit, asinam patris sui. Dans la suite Martini fit bien connoître que Gretzer avoit eu tort de se plaindre d’un tel second. Il fut très-zélé pour la philosophie d’Aristote ; il travailla toute sa vie à la défendre contre les assauts qu’on commençoit déjà à lui livrer. C’est ce qui lui fit prendre les armes contre les partisans de Ramus ; & on peut dire que ce n’est que par des efforts redoublés que le Péripatétisme se soûtint. Il étoit prêt à disputer contre tout le monde : jamais de sa vie il n’a refusé un cartel philosophique. Il mourut âgé de cinquante-quatre ans, un peu martyr du Péripatétisme ; car il avoit altéré sa santé, soit par le travail opiniâtre pour défendre son cher maître, soit par ses disputes de vive voix, qui infailliblement userent sa poitrine. Nous avons de lui l’Analyse logique, & le commentaire logique contre les Ramistes, un système de Philosophie morale & de Méthaphysique. Je ne fais point ici mention de ses différens écrits sur la Théologie, parce que je ne parle que de ce qui regarde la Philosophie.

Hermannus Corringius est un des plus savans hommes que l’Allemagne ait produits. On pourroit le loüer par plusieurs endroits : mais je m’en tiendrai à ce qui regarde la Philosophie ; il s’y distingua si fort, qu’on ne peut se dispenser d’en faire mention avec éloge dans cette histoire. Le duc Ulric de Brunswic le fit professeur dans son université ; il vint dans un mauvais tems, les guerres désoloient toute l’Europe : ce fléau affligeoit toutes les différentes nations ; il est difficile avec de tels troubles de donner à l’étude le tems qui est nécessaire pour devenir savant. Il trouva pourtant le moyen de devenir un des plus savans hommes qui ayent jamais paru. Le plus grand éloge que j’en puisse faire, c’est de dire qu’il fut écrit par M. Colbert sur le catalogue des savans que Louis le Grand récompensa. Ce grand Roi lui témoigna par ses largesses au fond de l’Allemagne le cas qu’il faisoit de son mérite. Il fut Péripatéticien, & se plaint lui-même que le respect qu’il avoit pour ce que ses maîtres lui avoient appris, alloit un peu trop loin. Ce n’est pas qu’il n’osât examiner les opinions d’Aristote : mais le préjugé se mettant toûjours de la partie, ces sortes d’examens ne le conduisoient pas à de nouvelles découvertes. Il pensoit sur Aristote, & sur la façon dont il falloit l’étudier, comme Mélancthon. Voici comme il parle des ouvrages d’Aristote : « Il manque beaucoup de choses dans la Philosophie