Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/875

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ferment la raison de leur existence dans leur essence, ce sont des êtres absolument nécessaires, & il impliqueroit contradiction qu’ils n’existassent pas. Le monde n’a point eu de commencement, il n’aura point de fin ; il est éternel, & suffisant à lui-même pour sa conservation. Les miracles sont impossibles, & l’ordre de la nature est inaltérable. Les lois du mouvement, les évenemens naturels, l’enchaînement des choses, sont autant d’effets d’une nécessité absolue ; l’ame n’a point de liberté. L’univers est sans bornes ; une fatalité absolue tient lieu de Providence. (Voyez Wolf, Théolog. nat. tom. II. sect. II. chap. j.) C’est-là, & non dans le système des théistes, qu’il faut chercher les contradictions ; tout en fourmille. Peut-on dire que le monde, considéré en lui-même, ait des caracteres d’éternité qui ne se puissent pas trouver dans un être intelligent ? Peut-on soûtenir qu’il est plus facile de comprendre que la matiere se meut d’elle-même, & qu’elle a formé par hasard & sans dessein le monde tel qu’il est, que de concevoir qu’une intelligence a imprimé le mouvement à la matiere, & en a tout fait dans certaines vûes ? Pourroit-on dire que l’on comprend comment tout ce qui existe a été formé par un mouvement purement méchanique & nécessaire de la matiere, sans projet & sans dessein d’aucune intelligence qui l’ait conduite ; & qu’on ne comprend pas comment une intelligence l’auroit pû faire ? Il n’y a assurément personne qui, s’il veut au moins parler avec sincérité, n’avoue que le second est infiniment plus facile à comprendre que le premier. Il s’ensuit de-là que les athées ont des hypotheses beaucoup plus difficiles à concevoir que celles qu’ils rejettent ; & qu’ils s’éloignent des sentimens communs plûtôt pour se distinguer, que parce que les difficultés leur font de la peine ; autrement ils n’embrasseroient pas des systèmes tout-à-fait incompréhensibles, sous prétexte qu’ils n’entendent pas les opinions généralement reçues.

3°. L’athée ne sauroit éviter les absurdités du progrès à l’infini. Il y a un progrès qu’on appelle rectiligne, & un progrès qu’on appelle circulaire. Suivant le premier, en remontant de l’effet à la cause, & de cette cause à une autre, comme de l’œuf à la poule, & de la poule à l’œuf, on ne trouve jamais le bout ; & cette chaîne d’êtres visiblement contingens, forme un tout nécessaire, éternel, infini. L’impossibilité d’une telle supposition est si manifeste, que les philosophes payens l’avoient abandonnée, pour se retrancher dans le progrès circulaire. Celui-ci consiste dans certaines révolutions périodiques extrèmement longues, au bout desquelles les mêmes choses se retrouvent à la même place ; & l’état de l’univers est précisément tel qu’il étoit au même moment de la période précédente. J’ai déja écrit une infinité de fois ce que j’écris à présent, & je l’écrirai encore une infinité de fois dans la suite des révolutions éternelles de l’univers. Mais la même absurdité qui détruit le progrès rectiligne, revient ici contre le progrès circulaire. Comme dans le premier cas on cherche inutilement, tantôt dans l’œuf, tantôt dans la poule, sans jamais s’arrêter, la raison suffisante de cette chaîne d’êtres ; de même dans celui-ci une révolution est liée à l’autre : mais on ne voit point comment une révolution produit l’autre, & quel est le principe de cette succession infinie. Que l’on mette des millions d’années pour les révolutions universelles, ou des jours, des heures, des minutes, pour l’existence de petits insectes éphémeres, dont l’un produit l’autre sans fin, c’est la même chose ; ce sont toûjours des effets enchaînés les uns aux autres, sans qu’on puisse assigner une cause, un principe, une raison suffisante qui les explique.

4°. On peut aussi attaquer l’athéisme par ses conséquences, qui, en sappant la religion, renversent

du même coup les fondemens de la morale & de la politique. En effet l’athéisme avilit & dégrade la nature humaine, en niant qu’il y ait en elle les moindres principes de morale, de politique, d’équité & d’humanité : toute la charité des hommes, suivant cet absurde système, toute leur bienveillance, ne viennent que de leur crainte, de leur foiblesse, & du besoin qu’ils ont les uns des autres. L’utilité & le desir de parvenir, l’envie des plaisirs, des honneurs, des richesses, sont les uniques regles de ce qui est bon. La justice & le gouvernement civil ne sont des choses ni bonnes, ni desirables par elles-mêmes ; car elles ne servent qu’à tenir dans les fers la liberté de l’homme : mais on les a établies comme un moindre mal, & pour obvier à l’état de guerre, dans lequel nous naissons. Ainsi les hommes ne sont justes que malgré eux ; car ils voudroient bien qu’il fût possible de n’obéir à aucunes lois. Enfin (car ce n’est ici qu’un échantillon des principes moraux & politiques de l’athéisme) enfin les souverains ont une autorité proportionnée à leurs forces, & si elles sont illimitées, ils ont un droit illimité de commander ; en sorte que la volonté de celui qui commande tienne lieu de justice aux sujets, & les oblige d’obéir, de quelque nature que soient les ordres.

Je conviens que les idées de l’honnête & du deshonnête subsistent avec l’athéisme. Ces idées étant dans le fonds & dans l’essence de la nature humaine, l’athée ne sauroit les rejetter. Il ne peut méconnoître la différence morale des actions ; parce que quand même il n’y auroit point de divinité, les actions qui tendent à détériorer notre corps & notre ame seroient toûjours également contraires aux obligations naturelles. La vertu purement philosophique, qu’on ne sauroit lui refuser, en tant qu’il peut se conformer aux obligations naturelles, dont il trouve l’empreinte dans sa nature ; cette vertu, dis-je, a très-peu de force, & ne sauroit guere tenir contre les motifs de la crainte, de l’intérêt & des passions. Pour résister, sur-tout lorsqu’il en coûte d’être vertueux, il faut être rempli de l’idée d’un Dieu, qui voit tout, & qui conduit tout. L’athéisme ne fournit rien, & se trouve sans ressource ; dès que la vertu est malheureuse, il est réduit à l’exclamation de Brutus : Vertu, stérile vertu, de quoi m’as-tu servi ? Au contraire, celui qui croit fortement qu’il y a un Dieu, que ce Dieu est bon, & que tout ce qu’il a fait & qu’il permet, aboutira enfin au bien de ses créatures ; un tel homme peut conserver sa vertu & son intégrité même dans la condition la plus dure. Il est vrai qu’il faut pour cet effet admettre l’idée des récompenses & des peines à venir.

Il résulte de-là que l’athéisme publiquement professé est punissable suivant le droit naturel. On ne peut que desapprouver hautement quantité de procédures barbares & d’exécutions inhumaines, que le simple soupçon ou le prétexte d’athéisme ont occasionnées. Mais d’un autre côté l’homme le plus tolérant ne disconviendra pas, que le magistrat n’ait droit de réprimer ceux qui osent professer l’athéisme, & de les faire périr même, s’il ne peut autrement en délivrer la société. Personne ne révoque en doute, que le magistrat ne soit pleinement autorisé à punir ce qui est mauvais & vicieux, & à récompenser ce qui est bon & vertueux. S’il peut punir ceux qui font du tort à une seule personne, il a sans doute autant de droit de punir ceux qui en font à toute une société, en niant qu’il y ait un Dieu, ou qu’il se mêle de la conduite du genre humain, pour récompenser ceux qui travaillent au bien commun, & pour châtier ceux qui l’attaquent. On peut regarder un homme de cette sorte comme l’ennemi de tous les autres, puisqu’il renverse tous les fondemens sur lesquels leur conservation & leur félicité sont prin-