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garde les relations des modes, les Mathématiciens ont formé plusieurs axiomes sur la seule relation d’égalité, comme si de choses égales on en ôte des choses égales, le reste est égal : mais quoique cette proposition & les autres de ce genre soient effectivement des vérités incontestables, elles ne sont pourtant pas plus clairement évidentes par elles-mêmes, que celles-ci : Un & un sont égaux à deux. Si de cinq doigts d’une main vous en ôtez deux, & deux autres des cinq doigts de l’autre main, le nombre des doigts qui restera sera égal.

4°. A l’égard de l’existence réelle, je ne suis pas moins assûré de l’existence de mon corps en particulier, & de tous ceux que je touche & que je vois autour de moi, que je le suis de l’existence des corps en général.

Mais, me dira-t-on, ces maximes-là sont-elles donc absolument inutiles ? Nullement, quoique leur usage ne soit pas tel qu’on le croît ordinairement. Nous allons marquer précisément à quoi elles sont utiles, & à quoi elles ne sauroient servir.

1°. Elles ne sont d’aucun usage pour prouver, ou pour confirmer des propositions particulieres, qui sont évidentes par elles-mémes. On vient de le voir.

2°. Il n’est pas moins visible, qu’elles ne sont & n’ont jamais été les fondemens d’aucune science. Je sai bien que sur la foi des scholastiques, on parle beaucoup des Principes ou axiomes sur lesquels les sciences sont fondées : mais il est impossible d’en assigner aucune qui soit bâtie sur ces axiomes généraux : ce qui est, est ; il est impossible qu’une chose, &c. Ces maximes générales peuvent être du même usage dans l’étude de la Théologie que dans les autres Sciences ; c’est-à-dire, qu’elles peuvent aussi bien servir en Théologie à fermer la bouche aux chicaneurs & à terminer les disputes, que dans toute autre Science. Mais personne ne prendra de cet aveu aucun droit de dire, que la religion Chrétienne est fondée sur ces maximes, elle n’est fondée que sur la révélation ; donc par la même raison on ne peut dire qu’elles soient le fondement des autres Sciences. Lorsque nous trouvons une idée, par l’intervention de laquelle nous découvrons la liaison de deux autres idées, c’est une révélation qui nous vient de la part de Dieu par la voix de la raison ; car dèslors nous connoissons une vérité que nous ne connoissions pas auparavant. Quand Dieu lui-même nous enseigne une vérité, c’est une révélation qui nous est communiquée par la voix de son esprit ; & dès-là notre connoissance est augmentée : mais dans l’un & l’autre cas, ce n’est point de ces maximes que notre esprit tire sa lumiere ou sa connoissance.

3°. Ces maximes générales ne contribuent en rien à faire faire aux hommes des progrès dans les Sciences, ou des découvertes de vérités nouvelles. Ce grand secret n’appartient qu’à la seule analyse. M. Newton a démontré plusieurs propositions qui sont autant de nouvelles vérités, inconnues auparavant aux savans, & qui ont porté la connoissance des Mathématiques plus loin qu’elle n’étoit encore : mais ce n’est point en recourant à ces maximes générales, qu’il a fait ces belles découvertes. Ce n’est pas non plus par leur secours qu’il en a trouvé les démonstrations : mais en découvrant des idées intermédiaires, qui lui fissent voir la convenance ou la disconvenance des idées telles qu’elles étoient exprimées dans les propositions qu’il a démontrées. Voilà ce qui aide le plus l’esprit à étendre ses lumieres, à reculer les bornes de l’ignorance, & à perfectionner les Sciences ; mais les axiomes généraux sont absolument stériles, loin d’être une source féconde de connoissances. Ils ne sont point les fondemens, sur lesquels reposent comme sur une base immobile ces admirables édifices, qui sont l’honneur de l’esprit hu-

main, ni les clefs qui ont ouvert aux Descartes, aux

Newtons, aux Leibnitz, le sanctuaire des Sciences les plus sublimes & les plus élevées.

Pour venir donc à l’usage qu’on fait de ces maximes, 1°. elles peuvent servir dans la méthode qu’on employe ordinairement pour enseigner les sciences jusqu’au terme où elles ont été poussées : mais elles ne servent que fort peu, ou point du tout, pour porter plus avant les sciences ; elles ne peuvent servir qu’à marquer les principaux endroits par où l’on a passé ; elles deviennent inutiles à ceux qui veulent aller en avant. Ainsi que le fil d’Ariane, elles ne font que faciliter les moyens de revenir sur nos pas.

2°. Elles sont propres à soulager la mémoire, & à abréger les disputes, en indiquant sommairement les vérités dont on convient de part & d’autre : les écoles ayant établi autrefois la dispute comme la pierre de touche de l’habileté & de la sagacité, elles adjugeoient la victoire à celui à qui le champ de bataille demeuroit, & qui parloit le dernier ; desorte qu’on en concluoit, que s’il n’avoit pas soûtenu le meilleur parti, du moins il avoit eu l’avantage de mieux argumenter. Mais, parce que selon cette méthode, il pouvoit fort bien arriver que la dispute ne pût être décidée entre deux combattans également experts, & que c’eût été l’hydre toûjours renaissante ; pour éviter que la dispute ne s’engageât dans une suite infinie de syllogismes, & pour couper d’un seul coup toutes les têtes de cette hydre, on introduisit dans les écoles certaines propositions générales évidentes par elles-mêmes, qui étant de nature à être reçûes de tous les hommes avec un entier assentiment, devoient être regardées comme des mesures générales de la vérité, & tenir lieu de principes. Ainsi, ces maximes ayant reçû le nom de principes, qu’on ne pouvoit nier dans la dispute, on les prit par erreur pour l’origine & la vraie source de nos connoissances ; parce que, lorsque dans les disputes, on en venoit à quelques-unes de ces maximes, on s’arrêtoit sans aller plus avant, & la question étoit terminée.

Encore un coup, les axiomes ne servent qu’à terminer les disputes ; car au fond, si l’on en presse la signification, ils ne nous apprennent rien de nouveau : cela a été déjà fait par les idées intermédiaires, dont on s’est servi dans la dispute. Si dans les disputes les hommes aimoient la vérité pour elle-même, on ne seroit point obligé, pour leur faire avoüer leur défaite, de les forcer jusques dans ces derniers retranchemens ; leur sincérité les obligeroit à se rendre plûtôt. Je ne pense pas qu’on ait regardé ces maximes comme des secours fort importans pour faire de nouvelles découvertes, si ce n’est dans les écoles, où les hommes, pour obtenir une frivole victoire, sont autorisés & encouragés à s’opposer & à résister de toute leur force à des vérités évidentes, jusqu’à ce qu’ils soient battus, c’est-à-dire qu’ils soient réduits à se contredire eux-mêmes, ou à combattre des principes établis. En un mot, ces maximes peuvent bien faire voir où aboutissent certaines fausses opinions, qui renferment souvent de pures contradictions : mais quelque propres qu’elles soient à dévoiler l’absurdité ou la fausseté du raisonnement ou de l’opinion particuliere d’un homme, elles ne sauroient contribuer beaucoup à éclairer l’entendement, ni à lui faire faire des progrès dans la connoissance des choses : progrès qui ne seroient ni plus ni moins prompts & certains, quand l’esprit n’auroit jamais pensé aux propositions générales. A la vérité elles peuvent servir pour réduire un chicaneur au silence, en lui faisant voir l’absurdité de ce qu’il dit, & en l’exposant à la honte de contredire ce que tout le monde voit, & dont il ne peut s’empêcher de reconnoître lui-même la vérité : mais autre chose est de