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point qui ne fournissent certains axiomes qui leur soient propres, & qu’elles regardent comme leur appartenant de droit. Mais avant d’entrer dans cette discussion, il faut que je prévienne l’objection qu’on peut me faire. Comment concilier ce que nous disons ici des axiomes, avec ce que l’on doit reconnoître dans les premiers principes, qui sont si simples, si lumineux & si féconds en conséquences ? Le voici, c’est que par les premiers principes nous entendons un enchaînement de vérités externes & objectives, c’est-à-dire, de ces vérités dont l’objet existe hors de notre esprit. Or c’est en les envisageant simplement sous ce rapport, que nous leur attribuons cette grande influence sur nos connoissances. Mais nous restraignons ici les axiomes à des vérités internes, logiques & métaphysiques, qui n’ont aucune réalité hors de l’esprit, qui en apperçoit, d’une vûe intuitive, tant qu’il vous plaira, la convenance ou la disconvenance. Tels sont ces axiomes. :

Il est impossible qu’une même chose soit & ne soit pas en même tems.

Le tout est plus grand que sa partie.

De quelque chose que ce soit, la négation ou l’affirmation est vraie.

Tout nombre est pair ou impair.

Si à des choses égales vous ajoûtez des choses égales, les tous seront égaux.

Ni l’art, ni la nature ne peuvent faire une chose de rien.

On peut assûrer d’une chose tout ce que l’esprit découvre dans l’idée claire qui la représente.

Or c’est de tous ces axiomes, qui ne semblent pas dans l’esprit de bien des gens, avoir de bornes dans l’application, que nous osons dire d’après M. Locke, qu’ils en ont de très-étroites pour la fécondité, & qu’ils ne menent à rien de nouveau. Je me hâte de le justifier.

1°. Il paroît évidemment que ces vérités ne sont pas connues les premieres, & pour cela il suffit de considérer qu’une proposition générale n’est que le résultat de nos connoissances particulieres, pour s’appercevoir qu’elle ne peut nous faire descendre qu’aux connoissances qui nous ont élevés jusqu’à elle, ou qu’à celles qui auroient pû également nous en frayer le chemin. Par conséquent, bien loin d’en être le principe, elle suppose qu’elles sont toutes connues par d’autres moyens, ou que du moins elles peuvent l’être.

En effet, qui ne s’apperçoit qu’un enfant connoît certainement qu’un étrangere n’est pas sa mere, & que la verge qu’il craint, n’est pas le sucre qui flate son goût, long-tems avant de savoir qu’il est impossible qu’une chose soit & ne soit pas ? Combien peut-on remarquer de vérités sur les nombres, dont on ne peut nier que l’esprit ne les connoisse parfaitement, avant qu’il ait jamais pensé à ces maximes générales, auxquelles les Mathématiciens les rapportent quelquefois dans leurs raisonnemens ? Tout cela est incontestable : les premieres idées qui sont dans l’esprit, sont celles des choses particulieres. C’est par elles que l’esprit s’éleve par des dégrés insensibles à ce petit nombre d’idées générales, qui étant formées à l’occasion des objets des sens, qui se présentent le plus souvent, sont fixées dans l’esprit avec les noms généraux dont on se sert pour les désigner. Ce n’est qu’après avoir bien étudié les vérités particulieres, & s’être élevé d’abstraction en abstraction, qu’on arrive jusqu’aux propositions universelles. Les idées particulieres sont donc les premieres que l’esprit reçoit, qu’il discerne, & sur lesquelles il acquiert des connoissances. Après cela viennent les idées moins générales ou les idées spécifiques, qui suivent immédiatement les particulieres. Car les idées abstraites ne se présentent pas si-tôt ni si aisément que les idées particulieres aux enfans, ou à un esprit qui n’est pas encore exercé à cette

maniere de penser. Ce n’est qu’un usage constant & familier, qui peut rendre les esprits souples & dociles à les recevoir. Prenons, par exemple, l’idée d’un triangle en général : quoiqu’elle ne soit ni la plus abstraite, ni la plus étendue, ni la plus mal aisée à former, il est certain qu’il est impossible de se la représenter ; car il ne doit être ni équilatere, ni isocele, ni scalene, & cependant il faut bien qu’un triangle qu’on imagine soit dans l’un de ces cas. Il est vrai que dans l’état d’imperfection où nous sommes, nous avons besoin de ces idées, & nous nous hâtons de les former le plûtôt que nous pouvons, pour communiquer plus aisément nos pensées, & étendre nos propres connoissances. Mais avec tout cela, ces idées abstraites sont autant de marques de notre imperfection, les bornes de notre esprit nous obligeant à n’envisager les êtres que par les endroits qui leur sont communs avec d’autres que nous leur comparons. Voyez la maniere dont se forment nos abstractions, à l’article Abstraction.

De tout ce que je viens de dire, il s’ensuit évidemment, que ces maximes tant vantées ne sont pas les principes & les fondemens de toutes nos autres connoissances. Car s’il y a quantité d’autres vérités qui soient autant évidentes par elles-mêmes que ces maximes, & plusieurs même qui nous sont plûtôt connues qu’elles, il est impossible que ces maximes soient les principes d’où nous déduisons toutes les autres vérités. Il n’y a que quatre manieres de connoître la vérité. Voyez Connoissance. Or les axiomes n’ont aucun avantage sur une infinité de propositions particulieres, de quelque maniere qu’on en acquiere la connoissance.

Car 1°. la perception immédiate d’une convenance ou disconvenance d’identité, étant fondée sur ce que l’esprit a des idées distinctes, elle nous fournit autant de perceptions évidentes par elles-mêmes, que nous avons d’idées distinctes. Chacun voit en lui-même qu’il connoît les idées qu’il a dans l’esprit, qu’il connoît aussi quand une idée est présente à son esprit, ce qu’elle est en elle-même, & qu’elle n’est pas une autre. Ainsi, quand j’ai l’idée du blanc, je sai que j’ai cette idée. Je sai de plus ce qu’elle est en elle-même, & il ne m’arrive jamais de la confondre avec une autre, par exemple, avec l’idée du noir. Il est impossible que je n’apperçoive pas ce que j’apperçois. Je ne peux jamais douter qu’une idée soit dans mon esprit quand elle y est. Elle s’y présente d’une maniere si distincte que je ne puis la prendre pour une autre qui n’est pas moins distincte. Je connois avec autant de certitude que le blanc dont j’ai l’idée actuelle est du blanc, & qu’il n’est pas du noir, que tous les axiomes qu’on fait tant valoir. La considération de tous ces axiomes ne peut donc rien ajoûter à la connoissance que j’ai de ces vérités particulieres.

2°. Pour ce qui est de la coëxistence entre deux idées, ou d’une connexion entr’elles tellement nécessaire, que, dès que l’une est supposée dans un sujet, l’autre le doive être aussi d’une maniere inévitable ; l’esprit n’a une perception immédiate d’une telle convenance ou disconvenance, qu’à l’égard d’un très petit nombre d’idées. Il y en a pourtant quelques-unes ; par exemple, l’idée de remplir un lieu égal au contenu de sa surface, étant attachée à notre idée du corps, c’est une proposition évidente par elle-même, que deux corps ne sauroient être dans le même lieu. Mais en cela les propositions générales n’ont aucun avantage sur les particulieres. Car, pour savoir qu’un autre corps ne peut remplir l’espace que le mien occupe, je ne vois point du tout, qu’il soit nécessaire de recourir à cette proposition générale, savoir que deux corps ne sauroient être tout-à-la-fois dans le même lieu.

Quand à la troisieme sorte de convenance, qui re-