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quand elles se sont présentées ensemble. Ainsi les choses n’attirant notre attention que par le rapport qu’elles ont à notre tempérament, à nos passions, à notre état, ou, pour tout dire en un mot, à nos besoins ; c’est une conséquence que la même attention embrasse tout-à-la-fois les idées des besoins & celles des choses qui s’y rapportent, & qu’elle les lie.

Tous nos besoins tiennent les uns aux autres, & l’on en pourroit considérer les perceptions comme une suite d’idées fondamentales auxquelles on rapporteroit toutes celles qui font partie de nos connoissances. Au dessus de chacun s’éleveroient d’autres suites d’idées qui formeroient des especes de chaînes, dont la force seroit entierement dans l’analogie des signes, dans l’ordre des perceptions, & dans la liaison que les circonstances, qui réunissent quelquefois les idées les plus disparates, auroient formée. A un besoin est liée l’idée de la chose qui est propre à le soulager ; à cette idée est liée celle du lieu où cette chose se rencontre ; à celle-ci, celle des personnes qu’on y a vûes ; à cette derniere, les idées des plaisirs ou des chagrins qu’on en a reçus & plusieurs autres. On peut même remarquer qu’à mesure que la chaîne s’étend, elle se soudivise en différens chaînons, ensorte que plus on s’éloigne du premier anneau, plus les chaînons s’y multiplient. Une premiere idée fondamentale est liée à deux ou trois autres ; chacune de celles ci à un égal nombre, ou même à un plus grand, & ainsi de suite.

Ces suppositions admises, il suffiroit, pour se rappeller les idées qu’on s’est rendues familieres, de pouvoir donner son attention à quelques-unes de nos idées fondamentales auxquelles elles sont liées. Or cela se peut toujours, puisque tant que nous veillons, il n’y a point d’instant où notre tempérament, nos passions & notre état n’occasionnent en nous quelques-unes de ces perceptions, que j’appelle fondamentales. Nous y réussirions avec plus ou moins de facilité, à proportion que les idées que nous voudrions nous retracer, tiendroient à un plus grand nombre de besoins, & y tiendroient plus immédiatement.

Les suppositions que je viens de faire ne sont pas gratuites. J’en appelle à l’expérience, & je suis persuadé que chacun remarquera qu’il ne cherche à se ressouvenir d’une chose que par le rapport qu’elle a aux circonstances où il se trouve, & qu’il y réussit d’autant plus facilement que les circonstances sont en grand nombre, ou qu’elles ont avec elle une liaison plus immédiate. L’attention que nous donnons à une perception qui nous affecte actuellement, nous en rappelle le signe ; celui-ci en rappelle d’autres, avec lesquels il a quelque rapport ; ces derniers réveillent les idées auxquelles ils sont liés ; ces idées retracent d’autres signes ou d’autres idées, & ainsi successivement.

Je suppose que quelqu’un me fait une difficulté, à laquelle je ne sais dans le moment de quelle maniere satisfaire. Il est certain que, si elle n’est pas solide, elle doit elle-même m’indiquer ma réponse. Je m’applique donc à en considérer toutes les parties, & j’en trouve qui étant liées avec quelques-unes des idées qui entrent dans la solution que je cherche, ne manquent pas de les réveiller. Celles-ci, par l’étroite liaison qu’elles ont avec les autres, les retracent successivement, & je vois enfin tout ce que j’ai à répondre.

D’autres exemples se présenteront en quantité à ceux qui voudront remarquer ce qui arrive dans les cercles. Avec quelque rapidité que la conversation change de sujet, celui qui conserve son sang-froid & qui connoît un peu le caractere de ceux qui parlent, voit toujours par quelle liaison d’idées on passe d’une matiere à une autre. J’ai donc droit de

conclure que le pouvoir de réveiller nos perceptions, leurs noms ou leurs circonstances, vient uniquement de la liaison que l’attention a mise entre ces choses, & les besoins auxquels elles se rapportent. Détruisez cette liaison, vous détruisez l’imagination & la mémoire.

Le pouvoir de lier nos idées a ses inconvéniens, comme ses avantages. Pour les faire appercevoir sensiblement, je suppose deux hommes ; l’un chez qui les idées n’ont jamais pû se lier ; l’autre chez qui elles se lient avec tant de facilité & tant de force, qu’il n’est plus le maître de les séparer. Le premier seroit sans imagination & sans mémoire, il seroit absolument incapable de réflexion, ce seroit un imbécille. Le second auroit trop de mémoire & trop d’imagination ; il auroit à peine l’exercice de sa réflexion, ce seroit un fou. Entre ces deux excès, on pourroit supposer un milieu, où le trop d’imagination & de mémoire ne nuiroit pas à la solidité de l’esprit, & où le trop peu ne nuiroit pas à ses agrémens. Peut-être ce milieu est-il si difficile, que les plus grand génies ne s’y sont encore trouvés qu’à peu-près. Selon que différens esprits s’en écartent, & tendent vers les extrémités opposées, ils ont des qualités plus ou moins incompatibles, puisqu’elles doivent plus ou moins participer aux extrémités qui s’excluent tout-à-fait. Ainsi ceux qui se rapprochent de l’extrémité où l’imagination & la mémoire dominent, perdent à proportion des qualités qui rendent un esprit juste, conséquent & méthodique ; & ceux qui se rapprochent de l’autre extrémité, perdent dans la même proportion des qualités qui concourent à l’agrément. Les premiers écrivent avec plus de grace, les autres avec plus de suite & de profondeur. Lisez l’essai sur l’origine des connoissances humaines, d’où ces réflexions sont tirées.

Mémoires, (Littér.) terme aujourd’hui très usité, pour signifier des histoires écrites par des personnes qui ont eu part aux affaires ou qui en ont été témoins oculaires. Ces sortes d’ouvrages, outre quantité d’évenemens publics & généraux, contiennent les particularités de la vie ou les principales actions de leurs auteurs. Ainsi nous avons les mémoires de Comines, ceux de Sully, ceux du cardinal de Retz, qui peuvent passer pour de bonnes instructions pour les hommes d’état. On nous a donné aussi une foule de livres sous ce titre. Il y a contre tous les écrits en ce genre une prévention générale, qu’il est très-difficile de déraciner de l’esprit des lecteurs, c’est que les auteurs de ces mémoires, obligés de parler d’eux-mêmes presqu’à chaque page, ayent assez dépouillé l’amour-propre & les autres intérêts personnels pour ne jamais altérer la vérité ; car il arrive que dans des mémoires contemporains partis de diverses mains, on rencontre souvent des faits & des sentimens absolument contradictoires. On peut dire encore que tous ceux qui ont écrit en ce genre, n’ont pas assez respecté le public, qu’ils ont entretenu de leurs intrigues, amourettes & autres actions qui leur paroissoient quelque chose, & qui sont moins que rien aux yeux d’un lecteur sensé.

Les Romains nommoient ces sortes d’écrits en général commentarii. Tels sont les commentaires de César, une espece de journal de ses campagnes ; il seroit à souhaiter qu’on en eût de semblables de tous les bons généraux.

On donne aussi le nom de mémoires aux actes d’une société littéraire, c’est-à-dire au résultat par écrit des matieres qui y ont été discutées & éclaircies, nous avons en ce genre les mémoires de l’académie des Sciences & ceux de l’académie des Inscriptions & Belles-Lettres ; le caractere de ces sortes d’écrits est l’élégance & la précision, une méthode qui ra-