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Nous voyons dans l’ancien Testament que le mot de Messie, loin d’être particulier au libérateur, après la venue duquel le peuple d’Israël soupiroit, ne l’étoit pas seulement aux vrais fideles serviteurs de Dieu, mais que ce nom fut souvent donné aux rois & aux princes idolâtres, qui étoient dans la main de l’Eternel les ministres de ses vengeances, ou des instrumens pour l’exécution des conseils de sa sagesse. C’est ainsi que l’auteur de l’ecclésiastique, lxviij. v. 8. dit d’Elisée, quiungis reges ad pænitentiam, ou comme l’ont rendu les Septante, ad vindictam : vous oignez les rois pour exercer la vengeance du Seigneur, c’est pourquoi il envoya un prophete pour oindre Jéhu roi d’Israël ; il annonça l’onction sacrée à Hazaël, roi de Damas & de Syrie, ces deux princes étant les Messies du Très-Haut, pour venger les crimes & les abominations de la maison d’Achab. IV. Reg. viij. 12. 13. 14.

Mais au xlv. d’Isaïe, v. l. le nom de Messie est expressément donné à Cyrus : ainsi a dit l’Eternel à Cyrus son oint, son Messie, duquel j’ai pris la main droite, afin que je terrasse les nations devant lui, &c.

Ezéchiel au xxviij. de ses révélations, v. 14. donne le nom de Messie au roi de Tyr, il l’appelle aussi Chérubin. « Fils de l’homme, dit l’Eternel au prophete, prononce à haute voix une complainte sur le roi de Tyr, & lui dis : ainsi a dit le Seigneur l’Eternel, tu étois le sceau de la ressemblance de Dieu, plein de sagesse & parfait en beautés ; tu as été le jardin d’Heden du Seigneur (ou, suivant d’autres versions) tu étois toutes les délices du Seigneur ; ta couverture étoit de pierres précieuses de toutes sortes, de sardoine, de topase, de jaspe, de chrysolyte, d’onix, de béril, de saphir, d’escarboucle, d’éméraude & d’or ; ce que savoient faire tes tambours & tes flûtes a été chez toi, ils ont été tous prêts au jour que tu fus créé ; tu as été un chérubin, un Messie pour servir de protection ; je t’avois établi, tu as été dans la sainte montagne de Dieu ; tu as marché entre les pierres flamboyantes ; tu as été parfait en tes voies dès le jour que tu fus créé, jusqu’à ce que la perversité ait été trouvée en toi ».

Au reste, le nom de messiach, en grec christ, se donnoit aux rois, aux prophetes, aux grands prêtres des Hébreux. Nous lisons dans le I. des Rois, chap. xij. v. 3. Le Seigneur & son Messie sont témoins, c’est-à-dire, le Seigneur & le roi qu’il a établi ; & ailleurs, ne touche point mes oints, & ne faites aucun mal à mes prophetes.

David, animé de l’esprit de Dieu, donne dans plus d’un endroit à Saül son beau-pere, il donne dis-je, à ce roi reprouvé, & de dessus lequel l’esprit de l’Eternel s’étoit retiré, le nom & la qualité d’oint, de Messie du Seigneur : Dieu me garde, dit-il fréquemment, Dieu me garde de porter ma main sur l’oint du Seigneur, sur le Messie de Dieu.

Si le beau nom de Messie, d’oint de l’Eternel a été donné à des rois idolâtres, à des princes cruels & tyrans, il a été très-souvent employé dans nos anciens oracles pour désigner visiblement l’oint du Seigneur, ce Messie par excellence, objet du desir & de l’attente de tous les fideles d’Israël ; ainsi Anne, (I. Rois, ij. v. 10.) mere de Samuel, conclut son cantique par ces paroles remarquables, & qui ne peuvent s’appliquer à aucun roi, puisqu’on sait que pour lors les Hébreux n’en avoient point : « Le Seigneur Jugera les extrémités de la terre, il donnera l’empire à son roi, & relevera la corne de son Christ, de son Messie ». On trouve ce même mot dans les oracles suivans, ps. ij. v. 2. ps. xliv. 8. Jérém. iv. 20. Dan. ix. 16. Habac. iij. 13. nous ne parlons pas ici du fameux oracle de la Gen. xlix. 10. qui trouvera sa place à l’article Sylo.

Que si l’on rapproche tous ces divers oracles, & en général tous ceux qu’on applique pour l’ordinaire au Messie, il en résulte quelques difficultés dont les Juifs se sont prévalus pour justifier, s’ils le pouvoient, leur obstination.

On peut leur accorder que dans l’état d’oppression sous lequel gémissoit le peuple Juif, & après toutes les glorieuses promesses que l’Eternel lui avoit faites si souvent, il sembloit en droit de soupirer après la venue d’un Messie vainqueur, & de l’envisager comme l’époque de son heureuse délivrance ; & qu’ainsi il est en quelque sorte excusable de n’avoir pas voulu reconnoître ce libérateur dans la personne du Seigneur Jesus, d’autant plus qu’il est de l’homme de tenir plus au corps qu’à l’esprit, & d’être plus sensible aux besoins présens, que flatté des avantages à venir.

Il étoit dans le plan de la sagesse éternelle, que les idées spirituelles du Messie fussent inconnues à la multitude aveugle. Elles le furent au point, que lorsque le Sauveur parut dans la Judée, le peuple & ses docteurs, ses princes mêmes attendoient un monarque, un conquérant qui par la rapidité de ses conquêtes devoit s’assujettir tout le monde ; & comment concilier ces idées flatteuses avec l’etat abjet, en apparence, & misérable de Jesus-Christ ? Aussi scandalisés de l’entendre annoncer comme le Messie, ils le persécuterent, le rejetterent, & le firent mourir par le dernier supplice. Depuis ce tems-là ne voyant rien qui achemine à l’accomplissement de leurs oracles, & ne voulant point y renoncer, ils se livrent à toutes sortes d’idées chimériques.

Ainsi, lorsqu’ils ont vu les triomphes de la religion chrétienne, qu’ils ont senti qu’on pouvoit expliquer spirituellement, & appliquer à Jesus-Christ la plûpart de leurs anciens oracles, ils se sont avisés de nier que les passages que nous leur alléguons, doivent s’entendre du Messie, tordant ainsi nos saintes-Ecritures à leur propre perte ; quelques-uns soutiennent que leurs oracles ont été mal entendus, qu’en vain on soupire après la venue du Messie, puisqu’il est déja venu en la personne d’Ezéchias. C’étoit le sentiment du fameux Hillel : d’autres plus relâchés, ou cédant avec politique au tems & aux circonstances, prétendent que la croyance de la venue d’un Messie n’est point un article fondamental de foi, & qu’en niant ce dogme on ne pervertit point la loi, que ce dogme n’est ni dans le Décalogue, ni dans le Lévitique. C’est ainsi que le juif Albo disoit au pape, que nier la venue du Messie, c’étoit seulement couper une branche de l’arbre sans toucher à la racine.

Si on pousse un peu les rabbins des diverses synagogues qui subsistent aujourd’hui en Europe, sur un article aussi intéressant pour eux, qu’il est propre à les embarrasser, ils vous disent qu’ils ne doutent pas que, suivant les anciens oracles, le Messie ne soit venu dans les tems marqués par l’esprit de Dieu ; mais qu’il ne vieillit point, qu’il reste caché sur cette terre, & attend, pour se manifester & établir son peuple avec force, puissance & sagesse, qu’Israël ait célébré comme il faut le sabbat, ce qu’il n’a point encore fait, & que les Juifs ayent réparé les iniquités dont ils se sont souillés, & qui ont arrêté envers eux le cours des bénédictions de l’Eternel.

Le fameux rabbin Salomon Jarchy ou Raschy, qui vivoit au commencement du xij. siecle, dit dans ses Talmudiques, que les anciens Hébreux ont cru que le Messie étoit né le jour de la derniere destruction de Jérusalem par les armées romaines ; c’est placer la connoissance d’un libérateur dans une époque bien critique, &, comme on dit, appeller le médecin après la mort.

Le rabbin Kimchy, qui vivoit au xij. siecle, s’i-