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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 10.djvu/645

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Si le prince donnoit la valeur à la monnoie, il pourroit donner à l’étain, au plomb, ou aux autres métaux fabriqués en pieces d’une once, la valeur d’un écu, & les faire servir dans le commerce, comme la monnoie d’argent sert présentement. Mais quand le prince auroit donné la fabrique, & le nom d’écu à une once d’étain, le sujet ne donneroit pas des marchandises de la valeur d’un écu pour l’écu d’étain, parce que la matiere de quoi il est fait, ne le vaut pas.

La monnoie n’est pas une valeur certaine, comme M. Boizard le dit encore ; car, quoique le prince n’y fasse aucun changement, que les especes soient continuées du même poids & titre, & exposées au même prix, pourtant la monnoie est incertaine en valeur.

Pour prouver cela, je ferai voir d’où les effets reçoivent leur valeur, de quelle maniere cette valeur est appréciée, & comment elle change.

Les effets reçoivent leur valeur des usages auxquels ils sont employés. S’ils étoient incapables d’aucun usage, ils ne seroient d’aucune valeur.

La valeur des effets est plus ou moins haute, selon que leur quantité est proportionnée à la demande. L’eau n’est pas vendue, on la donne, parce que la quantité est bien plus grande que la demande. Les vins sont vendus, parce que la demande pour les vins est plus grande que la quantité.

La valeur des effets change, quand la quantité ou la demande change. Si les vins sont en grande quantité, ou que la demande pour les vins diminue, le prix baisse. Si les vins sont rares, ou que la demande augmente, le prix hausse.

La bonne ou la mauvaise qualité des effets, & la plus grande ou la moindre des usages auxquels ils sont employés, sont comprises. Quand je dis que leur valeur est plus ou moins haute, selon que la quantité est proportionnée à la demande. La meilleure ou plus mauvaise qualité n’augmente ni ne diminue le prix, qu’à mesure que la différence dans la qualité, augmente ou diminue la demande.

Exemple : les vins ne sont pas de la bonté qu’ils étoient l’année passée ; la demande pour les vins ne sera pas si grande, & le prix diminuera ; mais si les vins sont moins abondans, & que la diminution de la quantité réponde à la diminution de la demande, ils continueront d’être vendus au même prix, quoiqu’ils ne soient pas de la même bonté. La diminution de la quantité augmentera le prix, autant que la différence dans la qualité l’auroit baissé, & la quantité est supposée alors dans la même proportion, qu’elle étoit l’année passée avec la demande.

L’eau est plus utile & plus nécessaire que le vin : donc les qualités des effets, ni les usages auxquels ils sont employés, ne changent leur prix, qu’à mesure que la proportion entre la qualité & la demande est changée ; par-là leur valeur est plus ou moins haute, selon que la quantité est proportionnée à la demande. Leur valeur change, quand la quantité ou la demande change. De même, l’or & l’argent, comme les autres effets, reçoivent leur valeur des usages auxquels ils sont employés.

Comme la monnoie reçoit la valeur des matieres desquelles elle est faite, & que la valeur de ces matieres est incertaine, la monnoie est incertaine en valeur, quoique continuée du même poids & titre, & exposée au même prix ; si la quantité des matieres souffre quelque changement de valeur, l’écu sera du même poids & titre, & aura cours pour le même nombre de livres ou sols, mais la quantité de la matiere d’argent étant augmentée, ou la demande étant diminuée, l’écu ne sera pas de la même valeur.

Si la mesure de blé est vendue le double de la

quantité de monnoie, qu’elle étoit vendue il y a 50 ans, on conclud que le blé est plus cher. La différence du prix peut être causée par des changemens arrivés dans la quantité, ou dans la demande, pour la monnoie : alors c’est la monnoie qui est à meilleur marché.

Les especes étant continuées du même poids & titre, & exposées au même prix, nous appercevons peu les changemens dans la valeur de la monnoie, & des matieres d’or & d’argent ; mais cela n’empéche pas que leur valeur ne change. Un écu, ou une once d’argent, ne vaut pas tant qu’il y a un siecle. La valeur de toutes choses change, & l’argent a plus changé que les autres esters : l’augmentation de sa quantité, depuis la découverte des Indes, a tellement diminué la valeur, que dix onces en matiere & en especes, ne valent pas tant qu’une once valoit.

Pour être satisfait de ce que j’avance, on peut s’informer du prix des terres, maisons, blés, vins, & autres effets avant la découverte des Indes : alors mille onces d’argent, ou en matiere ou en especes, achetoient plus de ces effets, que dix milles n’acheteroient présentement. Les effets ne sont pas plus chers, ou different peu ; leur quantité étant à-peu-près dans la même proportion qu’elle étoit alors avec la demande, c’est l’argent qui est à meilleur marché.

Ceux qui se servent de la vaisselle d’argent, croyent ne perdre que l’intérêt de la somme employée, le contrôle, & la façon ; mais ils perdent encore ce que la matiere diminue en valeur ; & la valeur diminuera, tant que la quantité augmentera, & que la demande n’augmentera pas à proportion. Une famille qui s’est servie de dix milles onces de vaisselle d’argent depuis deux cens ans, a perdu de la valeur de sa vaisselle plus de neuf milles onces, outre la façon, le contrôle, & l’intérêt ; car les dix milles onces ne valent pas ce que mille onces valoient alors.

Les compagnies des Indes d’Angleterre & d’Hollande ont porté une grande quantité d’especes & de matieres d’argent aux Indes orientales, & il s’en consomme dans l’Europe ; ce qui a un peu soutenu sa valeur ; mais nonobstant le transport & la consommation, la grosse quantité qui a été apportée, a diminué sa valeur de quatre-vingt dix pour cent.

La quantité d’or a augmenté plus que la demande, & l’or a diminué en valeur : mais comme sa quantité n’a pas augmenté dans la même proportion que l’argent, sa valeur n’a pas tant diminué. Il y a deux cens ans que l’once d’or valoit en France seize livres cinq sols quatre deniers, & l’once d’argent une livre douze sols. L’once d’or en matiere ou en especes, valoit alors dix onces d’argent ; à présent elle en vaut plus de quinze : donc ces métaux ne sont pas de la valeur qu’ils étoient à l’égard des autres effets, ni à l’égard l’un de l’autre. L’or, quoique diminué en valeur, vaut la moitié plus d’argent qu’il n’a valu.

Par ce que je viens de dire, il est évident que le prince ne donne pas la valeur à la monnoie, comme M. Boizard prétend : car sa valeur consiste dans la matiere dont elle est composée ; aussi est-il évident que sa valeur n’est pas certaine, puisque l’expérience a fait voir qu’elle a diminué depuis la découverte des Indes de plus de quatre-vingt-dix pour cent.

Par ces diminutions arrivées à la monnoie, je n’entends pas parler des affoiblissemens que les princes ont faits dans les especes, je parle seulement de la diminution des matieres causée par l’augmentation de leur quantité.

Quand on examinera les affoiblissemens, on trouvera que de cinquante parties, il n’en reste qu’une,