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la même fécondité, & l’application n’en peut être qu’heureuse, même dans les matieres grammaticales. Les mots sont comme les instrumens de la manifestation de nos pensées : des instrumens ne peuvent être bien connus que par leurs services ; & les services ne se devinent point, on les éprouve ; on les voit, on les observe. Les différens usages des langues sont donc, en quelque maniere, les phénomenes grammaticaux, de l’observation desquels il faut s’élever à la généralisation des principes & aux notions universelles.

Or le premier coup-d’œil jetté sur les langues, montre sensiblement que le cœur & l’esprit ont chacun leur langage. Celui du cœur est inspiré par la nature & n’a presque rien d’arbitraire, aussi est-il également entendu chez toutes les nations, & il semble même que les brutes qui nous environnent en aient quelquefois l’intelligence ; le vocabulaire en est court, il se réduit aux seules interjections, qui ont par-tout les mêmes radicaux, parce qu’elles tiennent à la constitution physique de l’organe. Voyez Interjection. Elles désignent dans celui qui s’en sert une affection, un sentiment ; elles ne l’excitent pas dans l’ame de celui qui les entend, elles ne lui en présentent que l’idée. Vous conversez avec votre ami que la goutte retient au lit ; tout-à-coup il vous interrompt par ahi, ahi ! Ce cri arraché par la douleur est le signe naturel de l’existence de ce sentiment dans son ame, mais il n’indique aucune idée dans son esprit. Par rapport à vous, ce mot vous communique-t-il la même affection ? Non ; vous n’y tiendriez pas plus que votre ami, & vous deviendriez son écho : il ne fait naître en vous que l’idée de l’existence de ce sentiment douloureux dans votre ami, précisément comme s’il vous eût dit : voilà que je ressens une vive & subite douleur. La différence qu’il y a, c’est que vous êtes bien plus persuadé par le cri interjectif, que vous ne le seriez par la proposition froide que je viens d’y substituer : ce qui prouve, pour le dire en passant, que cette proposition n’est point, comme le paroît dire le P. Buffier, Grammaire françoise n°. 163. & 164. l’équivalent de l’interjection ouf, ni d’aucune autre : le langage du cœur se fait aussi entendre au cœur, quoique par occassion il éclaire l’esprit.

Je donnerois à ce premier ordre de mots le nom d’affectifs, pour le distinguer de ceux qui appartiennent au langage de l’esprit, & que je désignerois par le titre d’énonciatifs. Ceux-ci sont en plus grand nombre, ne sont que peu ou point naturels, & doivent leur existence & leur signification à la convention usuelle & fortuite de chaque nation. Deux différences purement matérielles, mais qui tiennent apparemment à celles de la nature même, semblent les partager naturellement en deux classes ; les mots déclinables dans l’une, & les indéclinables dans l’autre. Voyez Indéclinable. Ces deux propriétés opposées sont trop uniformément attachées aux mêmes especes dans tous les idiomes, pour n’être pas des suites nécessaires de l’idée distinctive des deux classes, & il ne peut être qu’utile de remonter, par l’examen analytique de ces caracteres, jusqu’à l’idée essentielle qui en est le fondement ; mais il n’y a que la déclinabilité qui puisse être l’objet de cette analyse, parce qu’elle est positive & qu’elle tient à des faits, au-lieu que l’indéclinabilité n’est qu’une propriété négative, & qui ne peut nous rien indiquer que par son contraire.

I. Des mots déclinables. Les variations qui résultent de la déclinabilité des mots, sont ce qu’on appelle en Grammaire, les nombres, les cas, les genres, les personnes, les tems, & les modes.

1°. Les nombres sont des variations qui désignent les différentes quotités. Voyez Nombre. C’est celle

qui est la plus universellement adoptée dans les langues, & la plus constamment admise dans toutes les especes de mots déclinables, savoir les noms, les pronoms, les adjectifs, & les verbes. Ces quatre especes de mots doivent donc avoir une signification fondamentale commune, au-moins jusqu’à un certain point : une propriété matérielle qui leur est commune, suppose nécessairement quelque chose de commun dans leur nature, & la nature des signes consiste dans leur signification, mais il est certain qu’on ne peut nombrer que des êtres ; & par conséquent il semble nécessaire de conclure que la signification fondamentale, commune aux quatre especes de mots déclinables, consiste à présenter à l’esprit les idées des êtres, soit réels, soit abstraits, qui peuvent être les objets de notre pensée.

Cette conclusion n’est pas conforme, je l’avoue, aux principes de la Grammaire générale, partie II. chap. j. ni à ceux de M. du Marsais, de M. Duclos, de M. Fromant : elle perd en cela l’avantage d’être soutenue par des autorités d’autant plus pondérantes, que tout le monde connoit les grandes lumieres de ces auteurs respectables : mais enfin des autorités ne sont que des motifs & non des preuves, & elles ne doivent servir qu’à confirmer des conclusions déduites légitimement de principes incontestables, & non à établir des principes peu ou point discutés. J’ose me flatter que la suite de cette analyse démontrera que je ne dis ici rien de trop : je continue.

Si les quatre especes de mots déclinables présentent également à l’esprit des idées des êtres ; la différence de ces especes doit donc venir de la différence des points de vûe sous lesquels elles font envisager les êtres. Cette conséquence se confirme par la différence même des lois qui reglent par-tout l’emploi des nombres relativement à la diversité des especes.

A l’égard des noms & des pronoms, ce sont les besoins réels de l’énonciation, d’après ce qui existe dans l’esprit de celui qui parle, qui reglent le choix des nombres. C’est tout autre chose des adjectifs & des verbes : ils ne prennent les terminaisons numériques que par une sorte d’imitation, & pour être en concordance avec les noms ou les pronoms auxquels ils ont rapport, & qui sont comme leurs originaux.

Par exemple, dans ce début de la premiere fable de Phèdre, ad rivum eumdem lupus & agnus venerant siti compulsi ; les quatre noms rivum, lupus, agnus, & siti, sont au nombre singulier, parce que l’auteur ne vouloit & ne devoit effectivement désigner qu’un seul ruisseau, un seul loup, un seul agneau, & un seul & même besoin de boire. Mais c’est par imitation & pour s’accorder en nombre avec le nom tivum, que l’adjectif eumdem est au singulier. C’est par la même raison d’imitation & de concordance que le verbe venerant & l’adjectif-verbe ou le participe compulsi, sont au nombre pluriel ; chacun de ces mots s’accorde ainsi en nombre avec la collection des deux noms singuliers, lupus & agnus, qui font ensemble pluralité.

Les quatre especes de mots réunies en une seule classe par leur déclinabilité, se trouvent ici divisées en deux ordres caractérisés par des points de vûe différens.

Les inflexions numériques des noms & des pronoms se décident dans le discours d’après ce qui existe dans l’esprit de celui qui parle : mais quand on se décide par soi-même pour le nombre singulier ou pour le nombre pluriel, on ne peut avoir dans l’esprit que des êtres déterminés : les noms & les pronoms présentent donc à l’esprit des êtres déterminés ; c’est là le point de vûe commun qui leur est propre.