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rielle ; les Corneilles sont rares sur notre parnasse, & les Cicérons dans notre barreau. Je sai bon gré à l’usage d’une distinction si délicate & si utile tout-à-la-fois.

Au reste, c’est aux grammaires particulieres de chaque langue à faire connoître les terminaisons numériques de toutes les parties d’oraison déclinables, & non à l’Encyclopédie qui doit se borner aux principes généraux & raisonnés. Je n’ai donc plus rien à ajouter sur cette matiere que deux observations de syntaxe qui peuvent appartenir à toutes les langues.

La premiere c’est qu’un verbe se met souvent au pluriel, quoiqu’il ait pour sujet un nom collectif singulier ; une infinité de gens pensent ainsi, la plûpart se laissent emporter à la coutume ; & en latin, pars mersi tenuere, Virg. C’est une syllepse qui met le verbe ou même l’adjectif en concordance avec la pluralité essentiellement comprise dans le nom collectif. De-là vient que si le nom collectif est déterminé par un nom singulier, il n’est plus censé renfermer pluralité mais simplement étendue, & alors la syllepse n’a plus lieu, & nous disons, la plûpart du monde se laisse tromper : telle est la raison de cette différence qui paroissoit bien extraordinaire à Vaugelas, rem. 47. le déterminatif indique si le nom renferme une quantité discrete ou une quantité continue, & la syntaxe varie comme les sens du nom collectif.

La seconde observation, c’est qu’au contraire après plusieurs sujets singuliers dont la collection vaut un pluriel, ou même après plusieurs sujets dont quelques-uns sont pluriers, & le dernier singulier, on met quelquefois ou l’adjectif ou le verbe au singulier, ce qui semble encore contredire la loi fondamentale de la concordance : ainsi nous disons, non-seulement tous ses honneurs & toutes ses richesses, mais toute sa vertu s’évanouit, & non pas s’évanouirent (Vaugelas, rem. 340) ; & en latin, sociis & rege recepto, Virg. C’est au moyen de l’ellipse que l’on peut expliquer ces locutions, & ce sont les conjonctions qui en avertissent, parce qu’elles doivent lier des propositions. Ainsi la phrase françoise a de sous-entendu jusqu’à deux fois s’évanouirent, comme s’il y avoit, non-seulement tous ses honneurs s’évanouirent & toutes ses richésses s’évanouirent, mais toute sa vertu s’évanouit ; & la phrase latine vaut autant que s’il y avoit, sociis receptis & rege recepto. En voici la preuve dans un texte d’Horace :

O noctes cænæque deûm, quibus ipse, meique,
Ante larem proprium vescor ;

il est certain que vescor n’a ni ne peut avoir aucun rapport à mei, & qu’il n’est relatif qu’à ipse ; il faut donc expliquer comme s’il y avoit, quibus ipse vescor, meique vescuntur, sans quoi l’on s’expose à ne pouvoir rendre aucune bonne raison du texte.

S’il se trouve quelques locutions de l’un ou de l’autre genre qui ne soient point autorisées de l’usage, qu’on pût les expliquer par les mêmes principes dans le cas où elles auroient lieu, on ne doit rien en inférer contre les explications que l’on vient de donner. Il peut y avoir différentes raisons délicates de ces exceptions : mais la plus universelle & la plus générale, c’est que les constructions figurées sont toujours des écarts qu’on ne doit se permettre que sous l’autorité de l’usage qui est libre & très libre. L’usage de notre langue ne nous permet pas de dire, le peuple romain & moi déclare & fais la guerre aux peuples de l’ancien Latium ; & l’usage de la langue latine a permis à Tite Live, & à toute la nation dont il rapporte une formule authentique, de dire, ego populusque romanus populis priscorum Latinorum bellum indico facioque : liberté de l’usage que l’on ne doit point taxer de caprice, parce que tout a sa cause lors même qu’on ne la connoît point.

Le mot de nombre est encore usité en grammaire dans un autre sens ; c’est pour distinguer entre les différentes especes de mots, ceux dont la signification renferme l’idée d’une précision numérique. Je pense qu’il n’étoit pas plus raisonnable de donner le nom de nombres à des mots qui expriment une idée individuelle de nombre, qu’il ne l’autorise d’appeller êtres, les noms propres qui expriment une idée individuelle d’être : il falloit laisser à ces mots le nom de leurs especes en y ajoutant la dénomination vague de numéral, ou une dénomination moins générale, qui auroit indiqué le sens particulier déterminé par la précision numérique dans les différens mots de la même espece.

Il y a des noms, des adjectifs, des verbes & des adverbes numéraux ; & dans la plûpart des langues, on donne le nom de nombres cardinaux aux adjectifs numéraux, qui servent à déterminer la quotité précise des individus de la signification des noms appellatifs ; un, deux, trois, quatre, &c. c’est que le matériel de ces mots est communément radical des mots numéraux correspondans dans les autres classes, & que l’idée individuelle du nombre qui est envisagée seule & d’une maniere abstraite dans ces adjectifs, est combinée avec quelqu’autre idée accessoire dans les autres mots. Je commencerai donc par les adjectifs numéraux.

1. Il y en a de quatre sortes en françois, que je nommerois volontiers adjectifs collectifs, adjectifs ordinaux, adjectifs multiplicatifs & adjectifs partitifs.

Les adjectifs collectifs, communément appellés cardinaux, sont ceux qui déterminent la quotité des individus par la précision numérique : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, vingt, trente, &c. Les adjectifs pluriels quelques, plusieurs, tous, sont aussi collectifs ; mais ils ne sont pas numéraux, parce qu’ils ne déterminent pas numériquement la quotité des individus.

Les adjectifs ordinaux sont ceux qui déterminent l’ordre des individus avec la précision numérique : deuxieme, troisieme, quatrieme, cinquieme, sixieme, septieme, huitieme, neuvieme, dixieme, vingtieme, trentieme, &c. L’adjectif quantieme est aussi ordinal, puisqu’il détermine l’ordre des individus ; mais il n’est pas numéral, parce que la détermination est vague & n’a pas la précision numérique : dernier est aussi ordinal sans être numéral, parce que la place numérique du dernier varie d’un ordre à l’autre, dans l’un, le dernier est troisieme ; dans l’autre, centieme ; dans un autre, millieme, &c. Les adjectifs premier & second sont ordinaux essentiellement, & numéraux par la décision de l’usage seulement : ils ne sont point tirés des adjectifs collectifs numéraux, comme les autres ; on diroit unieme au lieu de premier, comme on dit quelquefois deuxieme au lieu de second. Dans la rigueur étymologique, premier veut dire qui est avant, & la préposition latine præ en est la racine ; second veut dire qui suit, du verbe latin sequor : ainsi dans un ordre de choses, chacune est premiere, dans le sens étymologique, à l’égard de celle qui est immédiatement après, la cinquieme à l’égard de la sixieme, la quinzieme à l’égard de la seizieme, &c. chacune est pareillement seconde à l’égard de celle qui précede immédiatement, la cinquieme à l’égard de la quatrieme, la quinzieme à l’égard de la quatorzieme, &c. Mais l’usage ayant attaché à ces deux adjectifs la précision numerique de l’unité & de la dualité, l’étymologie perd ses droits sur le sens.

Les adjectifs multiplicatifs sont ceux qui déterminent la quantité par une idée de multiplication avec la précision numérique : double, triple, quadruple, quintuple, sextuple, octuple, noncuple, décuple, centuple. Ce sont les seuls adjectifs multiplicatifs numéraux usités dans notre langue, & il y en a même