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leurs les chapitres généraux ont de grands inconvéniens. La dissipation inséparable des voyages est plus grande ; & plus ces chapitres sont grands, plus grande est la dépense, qui oblige à faire des impositions sur les monasteres, source de plaintes & de murmures. Enfin, quel a été le fruit de ces chapitres ? de nouveaux réglemens & des députations de visiteurs pour les faire exécuter ; c’est-à-dire, une multiplication odieuse de voyages & de dépenses, comme l’a fait voir l’expérience de quatre siecles.

Le même concile de Latran défendit de nouvelles religions, c’est-à-dire de nouveaux ordres ou congrégations. Cette défense étoit très-sage, très-avantageuse à l’état, & conforme à l’esprit de la pure antiquité. Les divers ordres religieux sont autant de petites églises jalouses l’une de l’autre dans l’Eglise universelle. Il est moralement impossible qu’un ordre estime autant un autre institut que le sien, & que l’amour propre ne pousse pas chaque religieux à préférer singulierement l’institut qu’il a choisi, à souhaiter à sa communauté plus de richesses & de réputation qu’à toute autre, & à se dédommager ainsi de ce que la nature souffre à ne rien posséder en propre. Les moines aiment tant leur ordre, parce que leur regle les prive des choses, sur lesquelles les passions ordinaires s’appuient. Reste donc cette passion pour la regle même qui les afflige. De-là tant d’activité, de procès & de disputes si vives entre les ordres religieux sur la préséance & les honneurs.

Le concile de Latran avoit donc très-sagement défendu d’instituer de nouvelles religions ; mais son decret a été si mal observé, ainsi que celui du concile de Lyon, tenu soixante ans après pour en réitérer la défense ; que depuis ces deux conciles, il s’est plus établi de nouveaux ordres, que dans tous les siecles précédens.

Si les inventeurs des nouveaux ordres qu’on nomme religieux mendians, n’étoient pas canonisés pour la plûpart, on pourroit les soupçonner de s’être laissé séduire à l’amour propre, & d’avoir voulu se distinguer par leur raffinement au-dessus des autres. Mais sans préjudice de leur sainteté, on peut librement attaquer leurs lumieres ; & le pape Innocent III. avoit raison de faire difficulté d’approuver le nouvel institut de saint François. En effet, il eût été plus utile à l’Eglise que les papes & les évêques se fussent appliqués sérieusement à réformer le clergé séculier, & le rétablir sur le pié des trois premiers siecles, sans appeller au secours ces troupes étrangeres ; en sorte qu’il n’y eût que deux genres de personnes consacrées à Dieu, des clercs destinés à l’instruction & la conduite des fideles, & un petit nombre de moines séparés du monde, & appliqués uniquement à prier & travailler en silence.

Mais comme au xiij. siecle, l’on étoit touché des desordres que l’on avoit devant les yeux, l’avarice du clergé, son luxe, sa vie molle & voluptueuse qui avoit gagné les monasteres rentés, l’on crut devoir admettre des hommes qui renonçoient à la possession des biens temporels en particulier, & en commun. Ainsi l’on goûta beaucoup l’institut des freres Mineurs, & autres nouveaux moines, qui choisirent la mendicité jusques-là rejettée par les plus saints religieux. Le vénérable Guigues traite d’odieuse la nécessité de quêter ; & le concile de Paris tenu en 1212, veut que l’on donne de quoi subsister aux religieux qui voyagent, pour ne les pas réduire à mandier à la honte de leur ordre. Saint François lui-même avoit ordonné le travail à ses disciples, ne leur permettant de mandier qu’à la derniere extrémité ; & dans son testament, il leur fait une défense expresse de demander au pape aucun

privilége, & de donner aucune explication à sa regle. Cependant peu de tems après sa mort, les freres Mineurs assembles au chapitre de 1230, obtinrent du pape Grégoire IX. une bulle qui déclare qu’ils ne sont point obligés à l’observation de son testament, & qui explique la regle en plusieurs articles. Ainsi le travail des mains si recommandé dans l’Ecriture, & si bien pratiqué par les premiers moines, est devenu odieux, & la mendicité odieuse auparavant, est devenue honorable.

J’avoue que les freres Prêcheurs & les freres Mineurs, négligeant dans l’enfance de leurs ordres, les bénéfices & les dignités ecclésiastiques, se rendirent célebres par leurs études dans les universités naissantes de Paris & de Boulogne ; & sans examiner quel étoit au fond ce genre d’étude qu’ils cultiverent, il suffit qu’ils y réussissoient mieux que les autres. Leur vertu, la modestie, l’amour de la pauvreté, & le zele de la propagation de la foi, contribuerent en même tems à les faire respecter de tout le monde. De-là vient qu’ils furent si-tôt favorisés par les papes, qui leur accorderent tant de priviléges, & chéris par les princes & par les rois. Saint Louis disoit, que s’il pouvoit se partager en deux, il donneroit aux freres Prêcheurs la moitié de sa personne, & l’autre aux freres Mineurs.

Mais sans discuter ici la matiere de la pauvreté évangélique, que les freres Mendians ont fort mal connue, tenons-nous-en à l’expérience. Trente ans après la mort de saint François, on remarquoit déja un relâchement extrème dans les ordres de sa fondation. J’en citerai seulement pour preuve, le témoignage de saint Bonnaventure, qui ne peut être suspect. C’est dans la lettre qu’il écrivit en 1257, étant général de l’ordre, à tous les provinciaux & les custodes. Cette lettre est dans ses opuscules, tome II. page 352. Il se plaint de la multitude des affaires pour lesquelles ils requéroient de l’argent, de l’oisiveté de divers freres, de leur vie vagabonde, de leurs importunités à demander, des grands bâtimens qu’ils élevoient ; enfin, de leur avidité des sépultures & des testamens. Je ne dirai qu’un mot sur chacun de ces articles.

Les freres Mendians, sous prétexte de charité, se mêloient de toutes sortes d’affaires publiques & particulieres. Ils entroient dans le secret des familles, & se chargeoient de l’exécution des testamens, ils prenoient des députations pour négocier la paix entre les villes & les princes. Les papes sur-tout leur donnoient volontiers des commissions, comme à des gens sans conséquence, qui voyageoient à peu de frais, & qui leur étoient entierement dévoués : ils les employoient même quelquefois à des levées de deniers.

Mais une chose plus singuliere que toute autre, c’est le tribunal de l’inquisition dont ils se chargerent. On sait que dans ce tribunal, contraire a toute bonne police, & qui trouva par-tout un soulevement général, il y a capture de criminels, prison, torture, condamnations, confiscations, peines infamantes, & si souvent corporelles par le ministere du bras séculier. Il est sans doute bien étrange de voir des religieux, faisant profession de l’humilité la plus profonde, & de la pauvreté la plus exacte, transformés tout d’un coup en juges criminels, ayant des appariteurs & des familiers armés, c’est-à-dire, des gardes & des trésors à leur disposition, se rendant ainsi terribles à toute la terre.

Je glisse sur le mépris du travail des mains, qui attire l’oisiveté chez les Mendians comme chez les autres religieux. De-là la vie vagabonde de plusieurs, & que saint Bonnaventure reproche à ces freres, lesquels, dit-il, sont à charge à leurs hôtes, & scandalisent au lieu d’édifier. Leur importunité à