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Car on dit qu’elles sont fideles comme moi.

Il est gracieux dans les descriptions.

Qu’en ses plus beaux habits, l’aurore au teint vermeil
Annonce à l’univers le retour du soleil,
Et que devant son char ses legeres suivantes
Ouvrent de l’Orient les portes éclatantes ;
Depuis que ma bergere a quitté ces beaux lieux,
Le ciel n’a plus ni jour, ni clarté pour mes yeux.

Les bergers ont des tours de phrase qui leur sont familiers, des comparaisons qu’ils emploient sur-tout quand les expressions propres leur manquent.

Comme en hauteur ce saule excede les fougeres,
Aramynte en beauté surpasse nos bergeres.

Des symmétries.

Il m’appelloit sa sœur, je l’appellois mon frere ;
Nous mangions même pain au logis de mon pere :
Et pendant qu’il y fut, nous vécumes ainsi,
Tout ce que je voulois, il le vouloit aussi.


Des répétitions fréquentes.

Pan a soin des brebis, Pan a soin des pasteurs,
Et Pan me peut venger de toutes vos rigueurs.

Dans les autres genres, la répétition est ordinairement employée pour rendre le style plus vif ; ici il semble que ce soit par paresse, & parce qu’on ne veut point se donner la peine de chercher plus loin.

Ils emploient volontiers les signes naturels plutôt que les mots consacrés. Pour dire il est midi, ils disent : le troupeau est à l’ombre des bois ; il est tard, l’ombre des montagnes s’allonge dans les vallées.

Ils ont des descriptions détaillées, quelquefois d’une coupe, d’une corbeille ; des circonstances menues qui tiennent quelquefois au sentiment : telle est celle que se rappelle une bergere de Racan.

Il me passoit d’un an, & de ses petits bras
Cueilloit déja des fruits dans les branches d’enbas.

Quelquefois aussi elles ne font que peindre l’extrème oisiveté des bergers ; & ce n’est que par-là qu’on peut justifier la description que fait Théocrite d’une coupe ciselée où il y a différentes figures.

En général on doit éviter dans le style pastoral tout ce qui sentiroit l’étude & l’application, tout ce qui supposeroit quelque long & pénible voyage ; en un mot tout ce qui pourroit donner l’idée de peine & de travail. Mais comme ce sont des gens d’esprit qui inspirent les bergers poétiques, il est bien difficile qu’ils s’oublient toujours assez eux-mêmes pour ne point se montrer du tout.

Ce n’est pas que la poésie pastorale ne puisse s’élever quelquefois. Théocrite & Virgile ont traité des choses très-élevées : on peut le faire aussi bien qu’eux, & leur exemple repond aux plus fortes objections. Il semble néanmoins que la nature de la poésie pastorale est limitée par elle-même : on pourra, si l’on veut, supposer dans les bergers différens degrés de connoissance & d’esprit ; mais si on leur donne une imagination aussi hardie & aussi riche qu’à ceux qui ont vécu dans les villes, on les appellera comme on le voudra ; pour nous nous n’y voyons plus de bergers.

Nous avons dit une imagination hardie : les bergers peuvent imaginer les plus grandes choses, mais il faut que ce soit toujours avec une sorte de timidité, & qu’ils en parlent avec un étonnement & un embarras qui fasse sentir leur simplicité au milieu d’un récit pompeux. « Ah, Mélibée ! cette ville qu’on appelle Rome, je la croyois semblable à celle où nous portons quelquefois nos agneaux ! Elle porte sa tête

autant au-dessus des autres villes, que les cyprès sont au-dessus de l’osier ». Ou, si on veut absolument chanter & d’un ton ferme l’origine du monde, prédire l’avenir, qu’on introduise Pan, le vieux Silène, Faune, ou quelqu’autre dieu.

Les bergers n’ont pas seulement leur poésie, ils ont encore leurs danses, leur musique, leurs parures, leurs fêtes, leur architecture, s’il est permis de donner ce nom à des buissons, à des bosquets, à des côteaux. La simplicité, la douceur, la gaieté riante, en font toujours le caractere fondamental ; & s’il est vrai que dans tous les tems les connoisseurs ont pû juger de tous les arts par un seul ; ou même, comme l’a dit Séneque, de tous les arts par la maniere dont une table est servie, les fruits vermeils, les châtaignes, le lait caillé, & les lits de feuillages dont Tityre veut se faire honneur auprès de Mœlibée, doivent nous donner une juste idée des danses, des chansons, des fêtes des bergers, aussi bien que de leur poésie.

Si la poésie pastorale est née parmi les bergers, elle doit être un des plus anciens genres de poésie, la profession de berger étant la plus naturelle à l’homme, & la premiere qu’il ait exercée. Il est aise de penser que les premiers hommes se trouvant maitres paisibles d’une terre qui leur offroit en abondance tout ce qui pouvoit suffire à leurs besoins & flatter leur goût, songerent à en marquer leur reconnoissance au souverain bienfaiteur ; & que dans leur enthousiasme ils intéresserent à leurs sentimens les fleuves, les prairies, les montagnes, les bois, & tout ce qui les environnoit. Bientôt après avoir chanté la reconnoissance, ils célébrerent la tranquillité & le bonheur de leur état ; & c’est précisément la matiere de la poésie pastorale, l’homme heureux : il ne fallut qu’un pas pour y arriver.

Il y avoit donc eu avant Théocrite des chansons pastorales, des descriptions, des récits mis en vers, des combats poétiques qui, sans doute, avoient été célebres dans leur tems ; mais comme il survint d’autres ouvrages plus parfaits, on oublia ceux qui avoient précédé, & on prit les chefs-d’œuvre nouveaux pour une époque au-delà de laquelle il ne falloit pas se donner la peine de remonter. C’est ainsi qu’Homere fut censé le pere de l’épopée, Eschyle de la tragédie, Esope de l’apologue, Pindare de la poésie lyrique, & Théocrite de la poésie pastorale. D’ailleurs on s’est plu à voir naître celle-ci sur les bords de l’Anapus, dans les vallées d’Elore, où se jouent les zéphirs, où la scene est toujours verdoyante & l’air rafraîchi par le voisinage de la mer. Quel berceau plus digne de la muse pastorale, dont le caractere est si doux !

Théocrite dont nous venons de parler, naquit à Syracuse, & vécut environ 260 ans avant J. C. Il a peint dans ses idylles la nature naïve & gracieuse. On pourroit regarder ses ouvrages comme la bibliotheque des bergers, s’il leur étoit permis d’en avoir une. On y trouve recueillis une infinité de traits, dont on peut former les plus beaux caracteres de la bergerie. Il est vrai qu’il y en a aussi quelques-uns qui auroient pu être plus délicats ; qu’il y en a d’autres dont la simplicité nous paroît trop peu assaisonnée ; mais dans la plûpart il y a une douceur, une mollesse à laquelle aucun de ses successeurs n’a pu atteindre. Ils ont été réduits à le copier presque littéralement, n’ayant pas assez de génie pour l’imiter. On pourroit comparer ses tableaux à ces fruits d’une maturité exquise, servis avec toute la fraîcheur du matin, & ce léger coloris que semble y laisser la rosée. La versification de ce poëte est admirable, pleine de feu, d’images, & sur-tout d’une mélodie qui lui donne une supériorité incontestable sur tous les autres.

Moschus & Bion vinrent quelque tems après Théo-